En a-t-on vraiment marre des applications de rencontre?

Temps de lecture: 8 minutes De (feu) Pointscommuns à Grindr en passant par Tinder, Meetic, Adopte (anciennement AdopteUnMec), OkCupid, Hinge, Fruitz, Bumble ou encore happn, les applications de rencontre ont marqué ma génération de early adopters –qui en ont fait un usage pionnier– aujourd'hui quadragénaires, mais aussi les suivantes. J'ai fait mon entrée dans la sexualité adulte avec elles et les ai utilisées avec un certain enthousiasme pendant une quinzaine d'années, jusqu'à rencontrer la personne qui partage ma vie. Je n'en garde pas vraiment de mauvais souvenirs, malgré quelques dates bien foireux. Pour moi, des (nombreux) coups d'un soir aux (plus rares) relations plus longues, elles ont toujours été une sorte de facilitateur social et un moyen de rencontrer des gens au-delà de mon cercle proche. Abonnez-vous gratuitement à notre newsletter sexo Chaque vendredi dans votre boîte mail. Valider Quid de la «dating fatigue»? Depuis plusieurs années, souvent avec un jugement moral plus ou moins larvé, de nombreux articles de presse et des livres font état d'une «dating fatigue». Dès 2016 (notamment ici dans le magazine américain The Atlantic), ces écrits abordent la lassitude et surtout la frustration ressentie par certains utilisateurs et utilisatrices. La lune de miel commençait alors sans doute à se terminer. En France, le terme est popularisé par la journaliste Judith Duportail dans le livre Dating fatigue – Amours et solitudes dans les années (20)20, paru en mai 2021. Dans cet ouvrage, l'autrice française écrit: «La “dating fatigue”, c'est quand on se sent trop petit pour la liberté amoureuse. C'est le vide dans la multitude. Quand le téléphone vibre mais qu'aucun message ne nous est directement adressé. C'est quand on déroule ce qu'on fait dans la vie à une terrasse de café avec des mots tant répétés qu'ils sont caoutchouteux à prononcer. C'est le sentiment de mort qui durcit au sein de son cœur quand ils nous semble avoir emprunté pour la millième fois le même ascenseur émotionnel entre espoir, date, projection et déception. C'est quand on se répète que la prochaine fois on ne se laissera pas avoir. On y croira un peu moins fort. On restera recroquevillé à l'intérieur de soi. Mais alors, ne risque-t-on pas de passer à côté de quelque chose? La “dating fatigue”, c'est ce dilemme.» Si dans ce récit très personnel, Judith Duportail n'aborde pas uniquement les applications de rencontre, mais bien tout le «marché de la drague» qu'elle juge éreintant émotionnellement, l'expression est largement reprise pour dénoncer le fonctionnement de ces applications qui favorise des violences symboliques et des pratiques toxiques, telles que le ghosting, le «breadcrumbing» ou encore l'«orbiting», le tout dans une ambiance de supermarché, parfois violent. C'est aussi ce que détaille avec intelligence le journaliste Thibault Lambert dans son le livre Ce que Grindr a fait de nous – Amours et sexualité à l'ère des applications de rencontre (paru le 5 février 2025), en parlant des rencontres entre hommes gays, bisexuels et pansexuels. Dans une interview pour le magazine suisse 360°, il souligne toutefois que se passer de Grindr serait «une chimère et peut-être même du gâchis». L'usage banalisé d'un produit de masse D'une manière générale et n'en déplaise aux éditorialistes amateur·ices de nouvelles tendances et de panique morale, il semble que la «dating fatigue» n'a pas entraîné de désaffection majeure, en dépit des griefs souvent légitimes et malgré une croissance qui s'érode –la preuve d'un effet de nouveauté disparu. Ainsi, selon une étude de Médiamétrie portant sur l'année 2023, les sites et applications de rencontre enregistraient 2,3 millions de visiteurs uniques quotidiens en France cette année-là, soit 9% de plus qu'en 2022. Bien sûr, nombreux sont les articles qui font témoigner des anciens utilisateur·ices repentis, mais ne trouve-t-on pas que ce que l'on recherche? En vérité, ce que l'on voit aujourd'hui, c'est une banalisation (et non une généralisation) des usages, notamment chez les moins de 40 ans, peut-être boostée par les restrictions liées aux mesures sanitaires de 2020 et 2021 qui ont pu s'accompagner de la recherche d'une certaine sécurité affective et sexuelle. D'après les premiers résultats de la grande enquête nationale «Contexte des sexualités en France 2023», menée par l'ANRS-Maladies infectieuses émergentes et l'Inserm, publiée en novembre 2024, 17,9% des femmes et 23,7% des hommes avaient déjà rencontré, en 2023, un ou une partenaire sexuel·le par le biais d'une application ou d'un site de rencontre. Une pratique plus importante chez les plus jeunes, puisqu'elle concerne 39,4% des femmes de moins de 30 ans et de 43,5% des hommes du même âge (chez les 30-39 ans, c'est 32% des femmes et 39,3% des hommes). L'enquête signale, sans préciser dans quelle mesure, que ces chiffres sont plus importants au sein des minorités sexuelles. «Aucune tendance à l'abandon des applications ne s'observe à ce jour en France» Dans le chapitre 17 du livre La sexualité qui vient – Jeunesse et relations intimes après #MeToo (évoqué dans une précédente chronique), les sociologues Marie Bergström et Malena Lapine étudient précisément l'usage des applications de rencontre par les 18-29 ans. Les deux autrices mettent à mal quelques idées reçues et apportent une certaine nuance aux représentations binaires. Elles écrivent ainsi: «La diffusion rapide et massive des applications a d'abord fait croire à leur hégémonie: elles auraient supplanté tous les autres modes de rencontres. Ce n'est pas le cas. […] Plus récemment, l'idée s'est diffusée que les jeunes, lassé·es ou dégoûté·es, abandonneraient en masse ces plateformes. Ce n'est pas davantage vrai.» Selon une grande enquête de l'Institut national d'études démographiques (INED), menée auprès de quelque 10.000 jeunes adultes âgés de 18 à 29 ans et qui sert de base à ce livre, 56% des jeunes se sont déjà connecté·es à une application de rencontre au moins une fois en 2023. Ces sites et applis sont désormais normalisés et constituent «un produit de masse» avec un usage peu polarisé socialement, mais avec des différences individuelles en matière d'usage et d'expérience. «Devenu majoritaire, l'usage des applications de rencontre est désormais fréquent dans tous les groupes de jeunes: ce sont surtout les expériences qui en découlent qui diffèrent, poursuivent Marie Bergström et Malena Lapine dans La sexualité qui vient. Cette large diffusion met à mal la thèse d'une “dating fatigue” généralisable à la jeune génération. La flemme, la déception et même le dégoût sont assurément des sentiments parfois associés à l'usage de ces services –et ce, dès leur apparition dans les années 1990– car celui-ci est souvent chronophage et fait naître des espoirs de rencontres qui parfois ne se réalisent pas ou ne sont pas à la hauteur des attentes. Or, aucune tendance à l'abandon des applications ne s'observe à ce jour en France.» Tordant le cou à l'idée d'un mouvement global, les deux sociologues complètent: «La lassitude, le rejet, la déconnexion –lorsqu'ils ont lieu– s'inscrivent dans un parcours individuel plutôt qu'ils ne construisent une tendance générationnelle. Certes, l'excitation des débuts, lorsque les applications représentaient un phénomène nouveau et résolument moderne, est retombée. Les plateformes ne sont pour autant pas tombées en désuétude, mais sont, au contraire, devenues l'ordinaire, voire la norme, pour nombre de jeunes.» Autrement dit, comme tout produit de masse –jeux vidéo, réseaux sociaux, sites de streaming, etc.– et indépendamment de leurs qualités et de leurs défauts, les applications de rencontre fédèrent des personnes issues de toutes les classes sociales et ont largement intégré la culture populaire. C'est à un niveau individuel, selon les goûts, la personnalité, le vécu, les besoins, les envies éprouvées ou la situation amoureuse à un moment «M», que les applications de rencontre captent ou non l'intérêt, qu'elles plaisent ou non, qu'elles apportent ou non satisfaction. Des expériences individuelles variées Pour les besoins de cet article, j'ai mené un questionnaire en ligne, auprès de presque 200 personnes âgées entre 20 et 77 ans. Parmi celles qui n'ont jamais utilisé d'applis de rencontre, les raisons invoquées –qui sont globalement les mêmes que celles des jeunes adultes interrogés dans l'enquête de l'INED– sont d'abord le manque d'utilité perçue, comme pour Valentine, 30 ans («je n'en ai pas besoin») ou Frédérique, 40 ans, («je ne vois pas l'intérêt, des gens, on en voit tout le temps»). Elles avancent aussi l'absence de besoin, à l'instar de Gabrielle, 26 ans: «Je suis en couple depuis neuf ans, je l'ai rencontré au lycée.» D'autres témoignent d'une impression négative de ce mode de rencontre, comme Alice, 34 ans: «Ce n'est pas pour moi, je n'ai pas l'impression que l'on y fait des rencontres sincères.» De même, Jean-Philippe, 37 ans, abonde: «J'ai l'impression peut-être à tort que les applis de rencontre sont pour les “pros du dating” et utilisées par des personnes qui ont énormément d'expérience, ce qui n'est absolument pas mon cas, donc je ne m'y sens pas du tout à l'aise. Il y a aussi le fait que je cherche des relations authentiques, même pour un coup d'un soir.» Chez certaines personnes, il existe aussi une certaine forme d'anxiété. Mélanie, 30 ans, confie: «Je manque de confiance en moi et j'ai peur du regard des autres. Je n'ai pas envie d'exposer des photos de moi.» «J'aime bien prendre du temps, papoter, boire un verre et aviser. Et les applis ne permettent pas forcément ça. Cela reste souvent très superficiel et impersonnel.» Mickaël, 33 ans Chez les personnes qui utilisaient des applications de rencontre mais qui ont cessé de le faire, une très large part (plus des trois quarts) justifie leur désistement par le fait d'avoir rencontré quelqu'un, en ligne ou non, et d'être désormais en couple exclusif. D'autres évoquent un manque d'efficacité et la difficulté à trouver ce qu'elles recherchent. Alexis, 35 ans, estime: «Je pense que mon profil, assez banal, a dû se fondre dans la masse et je n'ai jamais réussi à rencontrer qui que ce soit.» Elsa, 41 ans, reconnaît: «Je suis devenue très sélective, je n'ai trouvé personne qui correspondait à mes critères.» Certaines font aussi part d'une forme de lassitude. C'est notamment le cas d'Axèle, 47 ans, qui se souvient de «rendez-vous décevants voire déprimants». De son côté, Alex, 34 ans, parle d'une expérience «stressante et aliénante», pleine de «micro-déceptions qui empiraient [son] mal-être». C'est la brutalité des échanges qui a refroidi Mickaël, 33 ans: «J'aime bien prendre du temps, papoter, boire un verre et aviser. Et les applis ne permettent pas forcément ça. Cela reste souvent très superficiel et impersonnel.» Marie, 48 ans, dévoile quant à elle des expériences particulièrement violentes. «Les mecs pêchent le plus rapidement possible toutes les meufs qu'ils trouvent puis font un date avec pour arriver “à baiser”. Ils ne regardent pas les photos. Je suis en surpoids, cela se voit d'une façon évidente sur les photos. Peine perdue: quand ils arrivent au date, ils jugent sur pied et ils sont déçus, violemment. Ils ont “perdu”, ils vous le font payer d'une façon dégueulasse, parce qu'une meuf pas belle qui veut de vous, c'est bien sûr une insulte à leurs yeux. Ils sont touchés dans leur ego et ils deviennent violents psychologiquement sans le moindre remords. Ils disent des horreurs, font état de leur déception dans des termes très traumatisants et peuvent même être agressifs.» L'ère de la maturité? Quid des personnes, nombreuses elles aussi, qui continuent d'utiliser ces applications de rencontre? Elles ne sont dupes ni des risques et des inconvénients ni d'un fonctionnement nourri par des algorithmes qui biaisent les recherches. Elles ne sont pas à 100% enthousiastes non plus. Elles déplorent ainsi «l'aspect catalogue» et «l'impression d'être un produit monétisé», «une certaine fausseté», «le manque de spontanéité» ou encore «la dimension addictive». En revanche, elles apprécient «la facilité», «la possibilité de rencontrer des gens que l'on ne rencontrerait pas autrement» ou «la possibilité de discuter avant de se voir en vrai». Alors, ces utilisateur·ices font eux aussi leur marché et optent pour la ou les plateformes qui leur conviennent le mieux. Ils et elles les utilisent par phases, selon leurs envies, selon leurs situations de couple et développent des stratégies pour en tirer le meilleur parti. En outre, ils et elles considèrent généralement les applis comme un moyen parmi d'autres de faire des rencontres, en citant aussi les réseaux sociaux ainsi que le monde du travail et la vie associative. En un mot, ce sont des utilisateurs réflexifs! Il semble donc que la tendance actuelle ne soit pas à la «dating fatigue», mais plutôt à la «dating maturité», avec des usages (et des non usages) plus réfléchis.