« C’est un acte militant »… On a percé le mystère de ces gens qui font des tags dans les toilettes des bars
Entre deux pintes lors d’un afterwork ou d’un anniversaire bien arrosé, les clients des Ecuries (Paris, 2e arrondissement) doivent aller se soulager. Et dans l’unique cabine des toilettes mixtes du bar, ils peuvent admirer, à la lumière d’un néon un peu fatigué, la grotte de Lascaux du XXIe siècle. Comme dans de nombreuses toilettes de bar (mais aussi de boîtes de nuit, d’université ou de gare), les murs sont couverts d’autocollants et de messages griffonnés au feutre. Il y a les artistiques, les engagés, les salaces. Mais qui prend le temps d’écrire, et pourquoi ? « Aux chiottes les communistes », « nik ta mère », « je te baise »… Un jour, Mathilde, Parisienne d’une trentaine d’années, en a eu marre de lire des insultes. « J’étais comme spectatrice de messages qui me mettaient mal à l’aise dans un lieu super intime, les WC, raconte-t-elle. On ne va pas se mentir, c’est un endroit où on a plutôt envie d’être tranquille. Un jour, c’en était trop pour moi. J’ai pris un stylo qui traînait dans ma banane pour barrer quelque chose d’ultra-offensant. Et depuis, je n’ai pas arrêté. J’ai même commencé à écrire. » De l’Antiquité à la libération sexuelle Ces graffitis aux toilettes suscitent manifestement la curiosité : certains chercheurs et chercheuses s’y intéressent et les ont appelées « latrinalias ». Dès l’antiquité romaine, on gravait en effet des messages près des latrines. Aujourd’hui, l’essentiel des messages est lancé dans le feu de l’instant, probablement par des personnes un peu ivres. Comme Mélisande, qui approche de ses 30 ans et raconte avoir déjà tagué « Lubrizol Fuck Off » dans un bar de Rouen, où elle habite. « L’alcool, un rouge à lèvres et une porte déjà allègrement taguée… je voulais juste écrire quelque chose d’un peu provoc », raconte-t-elle. En l’occurrence sur l’usine de produits classée Seveso qui avait brûlé en 2019. Matthieu, lui, fait ça pour l’amour de l’art. Cet étudiant en région parisienne pratique le tag - le fait de signer son nom (pour lui, au marqueur) - là où il peut. Et les toilettes sont un endroit idéal pour ça. « En premier lieu, c’est un endroit qui n’est pas surveillé, donc ça crée un pseudo-espace de liberté d’expression où personne ne pourra savoir qui a tagué quoi, sauf du coup les graffeurs et tagueurs entre eux. » « Les toilettes sont un lieu bien particulier : dedans, on est invisibles, mais les messages qu’on y laisse ont une visibilité sans égale, analyse Nathalie Marx, co-autrice avec Claude Lussac de Pisser à Paris (édition du Palio, 2012). Protégé des critiques, des représailles, on peut déposer des pensées qui peuvent ne pas être correctes. » Jusqu'à l'injure ou au commentaire raciste. « On se soulage le corps, mais aussi l’esprit » Et Nathalie Marx insiste sur la dimension politique de certains de ces graffitis de toilettes : « L’absence de graffitis ou leur type est un point de repère sur les idées politiques du public de l’établissement, de son patron, du quartier ou de la ville. » Vous ne trouverez pas les mêmes messages dans un bar anarchiste que dans un repaire de la droite radicale du centre de Paris. Même les messages à caractère sexuel y jouent en rôle : ils ont pu servir d’espace d’expression à la communauté homosexuelle par le passé. La dimension politique, Mathilde l'applique aussi dans sa croisade contre les messages sexistes, qu'elle voit un acte militant. « Je ne le fais que s’il y a quelque chose que je veux contester ou au contraire supporter, et parfois je colle même des stickers, détaille-t-elle. Souvent un message féministe. Parce que j’ai compris que si on peut offenser dans ce lieu de l’intime, on peut aussi faire la différence : "je te crois", numéros gratuits d’aide, assos… pour moi, c’est du militantisme. Une forme de mobilisation politique silencieuse et pacifiste. » Enfin, si les toilettes sont aussi populaires pour taguer, c’est parce que c’est bien une des seules choses qu’on peut y faire (en tout cas, si votre portable n'a plus de batterie). « On s’y soulage le corps, mais aussi, d’une certaine manière, l’esprit », formule Nathalie Marx. « De façon personnelle, j’y vois aussi un endroit propice à la réflexion, complète Matthieu, le graffeur. Tu fais ton affaire, tu n’as pas d’autre choix en attendant que de lire ce qu’il y a sur les murs et c’est une bonne façon de s’occuper l’esprit. » Le point commun de tous ces artistes des cabinets ? Savoir que, dans une heure ou dans un an, leur message sera lu et apportera peut-être quelques secondes de distraction à ceux qui ont une envie pressante.