Payés à la foulée. Depuis quelques mois, une nouvelle espèce de coureurs s’est mise à arpenter les rues, téléphone au bras. On les appelle les « Strava jockeys », sortes de livreurs de repas payés à la course, sauf qu’eux ne livrent rien. Ils se contentent d’envoyer les données de leur course à un client paresseux qui veut briller sur les réseaux sociaux ou auprès de ses potes. Jeunes et précaires, ces coureurs ont atteint une forme de boss final du capitalisme et de l’ubérisation : externaliser un moment de bien-être. Et si le sport, c’est censé être la santé, ces coureurs d’un nouveau genre n’échappent pas aux dérives de cette ubérisation. « La définition du mot a changé. D’un phénomène de désintermédiation, c’est devenu un symbole de la précarisation de l’emploi et de la santé au travail », explique Salma El-Bourkadi, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, spécialiste des questions liées à l’ubérisation, à l’Université de Lille. Dans le cas des « Strava jockeys », « il y a d’abord ce discours sur la possibilité de gagner de l’argent en faisant un sport qu’on aime, mais qui se transforme en un travail pénible, aliénant ». Les coureurs ne sont pas les seuls à subir une ubérisation des loisirs. Pas envie d’attendre 2 heures avant d’entrer au Louvre ? Vous pouvez payer des gens pour faire la queue à votre place. Dans le domaine des jeux vidéo, Elon Musk aurait lui fait appel à des petites mains pour « booster » son compte sur Path of Exile 2, selon la communauté du jeu. 20 Minutes s’est donc demandé ce qu’il restait à ubériser. Le filon réseaux sociaux Pour suivre l’exemple des « Strava jockey », qui permettent de briller sur Instagram à moindre effort, on a imaginé deux business pour alimenter votre compte depuis le canapé. Pour un petit budget en hiver, vous pourriez ainsi faire appel à un « raclette eater », qui se charge pour vous d’engloutir des kilos de pommes de terre et d’immortaliser l’inévitable meule de fromage en train de fondre pour faire mourir d’envie vos amis. En bonus, votre summer body remercie d’avance votre narcissisme. Grâce aux « For you Traveler », vous pourrez même faire croire que vous êtes partis en Thaïlande depuis votre canapé. Deux étapes pour cela : le recours à un local pour prendre photos et vidéos « authentiques », et à un vrai voyageur vendant en pack ses photos à l’aéroport ou dans l’avion. « C’est très classique de la philosophie des réseaux sociaux, avec un certain manque de transparence, on choisit ce que l’on montre », réagit Salma El-Bourkadi. Toutefois, « avec l’IA, a-t-on vraiment besoin de payer des gens pour ça ? », pointe-t-elle. Ubérisation de la vie privée Car c’est bien là qu’on touche aux limites de l’ubérisation. « Il y a un microtravail pour entraîner les IA à reconnaître ce qu’est un chat ou un chien », avec derrière le rêve des plateformes : le tout automatique. « Les chauffeurs de VTC sont vus comme des travailleurs temporaires en attendant les voitures autonomes », avance l’experte. Alors tournons-nous vers des domaines où l’humain est irremplaçable. Grâce à l’agent d’entretien d’embauche, vous n’aurez même plus à vous déplacer pour candidater à un emploi, remplacés par un travailleur qui aura appris par cœur votre CV. Dans le même esprit, l’une de nos collègues propose carrément d’envoyer une autre personne se fader le premier date et enquêter sur les « reds flags » du prétendant. Au-delà de l’aspect moral de la démarche (bon courage pour expliquer à votre crush que le premier rencard était faux ou pour recroiser votre DRH), « il faut prendre en compte tout ce qui est législation », avertit Salma El-Bourkadi. Envoyer une autre personne passer votre examen à l’université serait ainsi une très mauvaise idée. « Avec ChatGPT, on a dû changer les modalités d’évaluation et trouver des solutions pérennes », reprend-elle. Que cela soit pour les devoirs rendus ou pour les partiels. A défaut de déléguer vos rendez-vous (vous n’échapperez pas au dîner du dimanche avec la belle-mère), il reste toutefois possible de déléguer certains aspects de votre vie privée. A l’image de Theodore Twombly, héros du film Her, un écrivain pourrait rédiger pour vos messages de bonne année, anniversaires ou remerciement pour les cadeaux de mariage. Mais là aussi, « on voit quand l’effort de personnaliser n’est pas fait », et le concept pourrait vite être menacé par l’IA, prévient Salma El-Bourkadi. Plus cynique, vous pouvez aussi déléguer votre rupture à une petite main, que ça soit pour le lâche texto d’adieu ou carrément pour fabriquer de fausses preuves afin d’avoir une bonne excuse. « On est sur une économie de la flemme », sourit Salma El-Bourkadi. Pile dans ce qu’on cherche.