Les peluches et les fleurs étaient déjà nombreuses aux abords de la garderie éducative Ste-Rose, le lendemain du drame, en février 2023, à Laval. Des fois, il n’y a pas de raison C’est rare que j’aie le motton en lisant un article de journal. En lisant des chroniques, des fois, ça arrive : la chronique peut trouver dans les tripes du lecteur des zones sensibles qui font plier les genoux. Les articles, journalistiquement plus factuels, c’est moins le cas. Sauf hier, en lisant Mayssa Ferah. Ma collègue rapportait les témoignages des proches des victimes de l’attaque de Pierre Ny St-Amand sur la garderie de Sainte-Rose, le 8 février 2023. Le chauffeur en psychose a lancé son autobus sur la garderie, tuant deux enfants, en blessant six autres. « Jacob mon minou me manque tellement », a déclaré Marie-Soleil Cloutier, la mère d’un des deux enfants tués. Maéva, l’autre enfant tuée, a été décrite par son père comme un « ouistiti », une petite fille pleine de vie. Son grand frère a décrit le 8 février 2023 comme « la pire journée de [sa] vie » et une famille où, désormais, « tout le monde pleure souvent ». Un père qui a maîtrisé Ny St-Amand décrit le 8 février 2023 comme « l’évènement le plus marquant de [sa] vie », plus que le jour de la naissance de ses propres enfants. Une éducatrice a dû abandonner son métier, traumatisée ; traumatisée comme des dizaines de personnes proches des victimes et des témoins du drame. Le juge lui-même était ébranlé. L’avocat de l’accusé a pleuré. Le public se passait une boîte de Kleenex. Si j’avais été là, j’en aurais eu besoin de deux, peut-être trois. Ce qui m’a cassé, ce sont les surnoms des enfants… Ouistiti, minou. On donne tous des petits surnoms affectueux à nos petits, non ? Le mien, c’est encore Poulet, même s’il n’est plus petit : il sera toujours mon petit Poulet. Quand survient une tragédie, on cherche une raison. Quand un tueur de masse se déchaîne, on cherche à comprendre quelle idéologie l’a empoisonné, radicalisé. Quand un viaduc s’écroule, on cherche à savoir si le béton était de bonne qualité, si l’ingénieur était qualifié. Quand une personne en psychose poignarde des passants choisis au hasard – ou, plus souvent, un membre de sa proche famille –, on cherche à savoir si « le système » a failli à sa tâche de soigner, de dépister la bombe à retardement. Au pied de la lettre, le terroriste a une « raison » pour faire – ou commander – un geste de violence, il a un but, même si on peut être en violent désaccord avec la fin et les moyens qu’il utilise. On peut trouver du sens là-dedans. Dans la prévention, aussi : qui l’a radicalisé ? Comment s’est-il procuré une arme, des explosifs ? Mille règlements obscurs, cent petites normes, des dizaines de lois empêchent un viaduc de s’effondrer : la société apprend des tragédies, resserre les boulons de ces règlements, de ces normes, de ces lois, une fois les décombres du viaduc examinés. Il y a du sens, là aussi. Et quand on libère à répétition une personne qui fait des gestes violents au nom de la non-responsabilité criminelle, il y a lieu de se poser des questions sur la nécessité d’enfermer certains psychotiques violents et récidivistes. À preuve : l’enquête publique de la coroner sur la mort de la policière Maureen Breau. Bref… Souvent, il y a une raison qui explique le drame. Qui peut expliquer le drame. Trouver la faille, le boulon mal vissé du système : il y a des raisons et du sens, la plupart du temps, dans les drames qui nous tombent dessus. Mais des fois, il n’y a pas de raison. Pas de sens à trouver. On tombe alors dans l’absurde. Le geste de Pierre Ny St-Amand est absurde, c’est le seul mot qui s’impose : Qui est contraire à la raison, au sens commun, qui est aberrant, insensé, selon le Larousse. Albert Camus a le mieux résumé la notion d’absurde : L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. On cherche une raison logique, une explication qui tienne pour expliquer comment un homme peut lancer son autobus contre une garderie, par un matin de février. Il n’y en a pas. Voici un homme qui n’avait jamais été arrêté, hospitalisé. Il vivait avec les démons de son enfance, les démons d’un réfugié. Comme un million d’autres traumatisés de leur enfance qui ne lanceront jamais un autobus contre une garderie, qui ne tueront pas, qui ne blesseront pas. Comment le détecter, lui ? J’ai beau chercher, j’ai beau avoir suivi le procès, parlé à des parents d’enfants blessés, aux parents de Jacob : je ne vois pas comment Pierre Ny St-Amand aurait pu être détecté comme une bombe à retardement par le « système », par la société. Je vous dis ça, et je mesure ma chance : j’ai le luxe d’avoir mon Poulet avec moi. Je ne suis pas d’accord avec toutes les colères des proches des enfants tués, blessés et traumatisés lors de l’attaque de la garderie de Sainte-Rose. Mais je respecte toutes leurs colères, ils ont droit à toutes les colères. Sur le verdict, sur le manque d’explication, sur le temps d’internement de Ny St-Amand, sur tout. Je suis d’accord sur un point capital, cependant : sur la colère de ne pas avoir été entendus par le système de justice. Je cite la mère de Maéva, Jessica Therrien : « Je n’ai pas souhaité faire de déclaration, car je ne me sens pas écoutée. J’ai perdu espoir de comprendre ce qu’il s’est passé. » Une colère nommée et partagée par les autres parents, qui ont dénoncé le système de justice qui ne leur a donné la parole que lorsque le verdict était déjà tombé, alors que Pierre Ny St-Amand avait déjà été déclaré non criminellement responsable. Encore hier, dans une tout autre affaire, cette victime de violence conjugale1 qui dit : le juge ne m’a jamais entendue ! On veut que les gens aient confiance dans le système de justice. Les avocats, les juges, nous bassinent toujours avec ce principe sacro-saint. Mais ce n’est qu’à la toute fin de la partie que le système de justice, enfin, se tourne vers les victimes et leurs proches, quand deux enfants sont tués, six sont blessés et des dizaines de personnes, traumatisées à vie, et leur demande s’ils ont quelque chose à dire… Où est la logique, là-dedans ? Il n’y en a pas. Là encore, je reviens à ce mot : absurde. 1. Lisez le témoignage : « C’est moi qui suis la victime, pas mon agresseur ! »