De la colère à la peur

« Après la démission de Justin Trudeau et l’agression commerciale de Washington, l’humeur populaire a changé. La colère a été remplacée par la peur de M. Trump », écrit notre chroniqueur. Certains la jugeront interminable. Elle aura néanmoins été courte. La campagne électorale finit déjà, sans qu’on ait vidé les grandes questions. L’excuse de Donald Trump ne suffit pas. Car c’est justement à cause de son agression économique que le Canada doit repenser son avenir. Durant le mandat libéral, le PIB par habitant a reculé pendant six trimestres. En 2021, l’OCDE prévoyait que le Canada afficherait la pire croissance de la richesse par habitant de tous les pays développés pour les 40 prochaines années. Le principal coupable : le manque de productivité. Or, la réponse immédiate à M. Trump ressemble à la stratégie requise pour le long terme. Il faut stimuler l’innovation, renforcer la défense nationale, diversifier les marchés d’exportation et accélérer la transition énergétique, tout en s’attaquant à la crise du logement. Mais on n’en a pas vraiment parlé en profondeur. Pourquoi ? Parce que la campagne ne durait que 35 jours, le minimum autorisé par la loi. Parce que, dans l’urgence de faire bouger l’aiguille, les libéraux, conservateurs et néo-démocrates ont commencé la campagne en promettant des baisses d’impôt, qui ont monopolisé l’attention. Aussi parce que le contraste entre les plateformes était moins grand que celui entre les personnalités des chefs libéral et conservateur – à l’exception de l’environnement, où la différence est énorme. Et enfin, parce qu’une négociation est en partie imprévisible. Pour anticiper la manière dont les chefs se comporteraient, on a examiné leurs valeurs et leurs tempéraments. On a appris à connaître un peu mieux Mark Carney. Il a parfois un rapport conflictuel avec la vérité. Il a faussement prétendu ne pas avoir été impliqué dans le déménagement à Toronto du siège social de son ancienne société Brookfield, il a dit avoir aidé Paul Martin à équilibrer le budget alors que ce travail avait déjà été accompli à son arrivée comme sous-ministre adjoint au ministère des Finances, et il a laissé entendre à tort que l’annexion aux États-Unis n’avait pas été abordée dans sa conversation téléphonique avec Donald Trump en début de campagne. Il tranche rapidement et sa patience est limitée, comme l’ont constaté les journalistes. Mais à en juger par les sondages, les Canadiens ont apprécié autre chose de l’ancien gouverneur de la Banque du Canada. Son expertise en économie est incontestable. Tout comme son expérience lors des tempêtes politiques, avec la crise financière de 2008 et le Brexit. Et enfin, il y a son calme. Il n’a pas l’air d’un vendeur, même quand il essaie de convaincre. Peut-être à cause de cette impression qu’il donne d’être trop confiant pour se soucier de votre opinion. Les libéraux se sont toujours battus contre leur tendance naturelle à l’arrogance, comme si le pouvoir leur était congénital. Tandis que les conservateurs luttent contre leur réflexe à adopter un ton négatif et querelleur. Pendant que le pays vit son moment patriotique, une de ces approches était moins risquée que l’autre. À la fin de l’année 2024, les conservateurs dominaient dans les sondages. Leur stratégie : miser sur l’usure libérale et la colère de ceux qui peinent à payer leurs factures. Après la démission de Justin Trudeau et l’agression commerciale de Washington, l’humeur populaire a changé. La colère a été remplacée par la peur de M. Trump. M. Poilievre a essayé de fusionner ces deux émotions. Mardi, il présentait sa plateforme et son cadre financier. Il se préparait pour son moment depuis son adolescence. Enfin, il dévoilait ce plan pour gouverner le Canada. Mais son discours a pris une allure sombre. D’ici 2040, si rien ne change, des Canadiens devront chasser et pêcher pour se nourrir. Comme dans les films postapocalyptiques. Ce scénario ne vient pas d’une série télé, insistait M. Poilievre. « C’est écrit dans un rapport du bureau du premier ministre ! » À plusieurs reprises, il a fait référence à cet obscur rapport. Il provient de Horizons de politiques Canada, un bureau qui élucubre des scénarios, plus ou moins réalistes, pour ouvrir une réflexion sur l’avenir. M. Poilievre aurait pu noter que le document parle de possibles catastrophes climatiques, d’une nouvelle guerre mondiale ou du danger imminent de la désinformation… Une critique conservatrice traditionnelle, et justifiée, aurait ressemblé à ceci : abolissons ce bureau qui gaspille des fonds publics. Mais M. Poilievre est allé plus loin. Il a prétendu que ce scénario fantaisiste était une prévision sérieuse venant directement du bureau de Mark Carney. Pourquoi exagérer à ce point ? Parce qu’en cette fin de campagne, le chef conservateur ressentait une autre forme de peur : celle de perdre. En moyenne, les sondages attribuent 39 % des intentions de vote à M. Poilievre. Ç’aurait suffi en 2019 et 2021. Mais pas cette fois. L’effondrement néo-démocrate a permis aux libéraux de franchir la barre des 40 %. Ces élections n’ont rien de normal, et ce n’est pas seulement à cause de M. Trump. Le Canada renoue avec le bipartisme. Les deux chefs pouvant gagner en sont à leur première campagne. Celui qui incarne le changement est un jeune politicien de carrière, alors que le premier ministre sortant est une recrue sexagénaire non élue. La politique étrangère est au cœur des débats. Les jeunes se rapprochent de la droite, tandis que les libéraux séduisent désormais davantage les plus vieux. Et les indécis (7 %) sont environ deux fois moins nombreux qu’à l’habitude. Cela explique aussi le ton de M. Poilievre. Il n’a pas tant à gagner à courtiser les indécis. La priorité est d’inciter ses partisans à voter, et la peur est une émotion puissante. Le chef conservateur a été moins efficace pour combattre une autre peur : celle que les libéraux alimentent à son endroit. Il aurait pu mettre en valeur ses candidats et présenter par exemple une personne rassurante qui deviendrait son futur ministre des Finances. Mais il a rejeté des candidatures de prestige comme celle de Mike de Jong, qui avait occupé ce portefeuille en Colombie-Britannique. M. Poilievre a préféré s’entourer de fidèles, et il se montrait le plus souvent seul. En fin de campagne, il a joué quitte ou double en insistant sur les priorités de ses militants, comme la loi et l’ordre, et en proposant des mesures inusitées. Il a promis de favoriser les cols bleus au lieu des gens en veston (boots, not suits). Il s’est engagé à abolir un fonds en intelligence artificielle et à ne plus exiger de diplôme universitaire pour certains emplois de la fonction publique. M. Carney n’a pas non plus beaucoup mis en valeur son équipe. C’était toutefois à son avantage. Il voulait marquer une rupture avec le gouvernement Trudeau, dont les ministres se présentent à nouveau. Pendant ce temps, les bloquistes et néo-démocrates lèvent la main, en disant : peut-on parler d’autre chose, SVP ? Yves-François Blanchet tombe de haut. En décembre, on lui donnait une chance de devenir chef de l’opposition officielle. Il a pourtant fait une bonne campagne. Le chef bloquiste n’a pas grand-chose à se reprocher. Il a été éclipsé par l’ouragan Trump. Son équipe est reconnue pour la rigueur de son travail au parlement. Mais son sort dépend du scepticisme face à MM. Carney et Poilievre. Défendront-ils l’économie québécoise dans les négociations avec la Maison-Blanche ? Et une fois cette tempête passée, écouteront-ils les autres demandes du Québec ? Jagmeet Singh n’a pas mené une mauvaise campagne non plus. Il peut se vanter d’avoir convaincu le gouvernement Trudeau d’adopter des politiques progressistes comme l’assurance dentaire. Mais l’électorat peinait à réconcilier son double discours : critiquer les libéraux tout en les maintenant au pouvoir. Son déclin est constant depuis janvier. Chez plusieurs de ses militants, la peur d’un gouvernement Poilievre semble plus forte que tout. Cette émotion est vécue différemment selon les électeurs. Et lundi, ses effets risquent de se mesurer partout.