Temps de lecture: 5 minutes J'ai découvert que j'étais issue des classes populaires au lycée. Avant, je pensais être plutôt bien située sur l'échelle sociale. J'étais la dernière enfant à la charge de ma famille nombreuse et les choses allaient mieux d'un point de vue économique. Je n'avais plus droit aux bourses d'études comme mes trois grandes sœurs, c'était la preuve que nous arrivions doucement dans la petite classe moyenne. Je me considérais même comme une héritière, le legs de mon père m'attendait sur un compte bloqué jusqu'à mes 18 ans. 30.000 euros. Personne n'avait une fortune pareille à la banque autour de moi. C'est quand j'entre en collision avec les élèves du centre de Bourges (Cher), que je comprends l'écart social qu'il y a entre nous. Mon année de seconde est difficile, nous ne sommes que trois ou quatre élèves de mon collège à nous retrouver dans une classe à dominante centre-ville. Les dames du catéchisme m'avaient conseillé au collège de prendre les options latin et allemand seconde langue, pour être avec les bons élèves. La stratégie de distinction sociale fonctionne, mais peut-être un peu trop: je ne suis pas au niveau. Je passe péniblement en première L, où je m'épanouis enfin. En terminale, je fais partie bon·nes élèves en lettres et en philosophie et ma professeur principale me prédit un bel avenir à la fac. En réalité, Joe Dassin est à l'opposé des masculinités en présence ce soir de 2001, dans le salon où se tient la fête. Un jour, un peu avant le bac blanc de français, les meilleur·es de la classe, les quelques rares centre-ville orientés en filière littéraire, sont absent·es. J'ai le sentiment désagréable de ne pas avoir été invitée à une soirée où se rendait tous mes ami·es. À la fin du cours, je me dirige au bureau de Mme J., qui nous enseigne la philosophie. «Où sont les autres?», je demande. Elle me répond, un peu gênée, qu'ils passent les concours préparatoires à Sciences Po. «Tu n'y es pas?…», dit-elle dans un soupir. «C'est quoi?» Anxieuse, comme prise en faute, elle m'explique les enjeux. Je me sens piquée à un endroit que je ne connaissais pas encore. Une sueur froide qui traverse le corps. Je cache ma blessure derrière l'orgueil, celui que je ressentirai plus tard de nombreuses fois, celui des humilié·es de classe, celui qui fait dire «tous pourris» à mes parents, pour mettre à distance la violence. Je m'en fous, je lui dis, ça ne m'intéresse pas. Puis sur le chemin du retour vers la cité-jardin, je réalise, sonnée, que je n'aurai jamais les mêmes opportunités que les centre-ville dont les parents envisagent Sciences Po pour leurs enfants. Sans pouvoir encore le formuler, je comprends qu'il existe des clefs pour ouvrir l'avenir, des capitaux invisibles, sociaux, culturels et que je ne les possède pas. C'est l'année suivante que je réalise que je suis beaufe. Nous sommes en 2001, l'université est en effervescence. Plus intéressée par la politique que par les cours d'histoire que je finirai par abandonner, je m'engage à l'UNEF, puis très vite je rejoins SUD Étudiant et participe au blocage de mon université. Le féminisme flotte déjà autour de moi, à travers la musique punk et le mouvement des Riot Grrrls, mais je n'y prête pas encore attention. À cette époque, je fais partie des personnes qui pensent que la lutte des classes passe avant tous les autres combats. C'est le temps des soirées entre militant·es en appartements à refaire le monde, affalés sur des canapés usés dans la fumée de cigarettes roulées. Un monde que l'on souhaite anticapitaliste, altermondialiste et anti-impérialiste. En fond sonore: Noir Désir, les Bérurier noir et d'autres groupes de la scène locale en noir, couleur de l'anarchisme qui nous est cher. Je me souviens d'un soir de fête très arrosé. Je ne sais pas ce que l'on célèbre car tout était prétexte à organiser des soirées after: une assemblée générale, une manifestation, un concert. Ce soir-là, nous sommes une quinzaine dans un appartement, il est tard et la chanson «Dans les yeux d'Émilie» retentit dans le salon. Ah, Joe Dassin! Il est difficile d'exprimer l'amour que je lui porte depuis l'enfance. J'aime son regard sur la vie et particulièrement sa vision de l'amour sans héroïsme, sans romantisme exacerbé, humble et sain. «Roméo, Juliette et tous les autres, Au fond de vos bouquins, dormez en paix! Une simple histoire comme la nôtre Est de celles qu'on n'écrira jamais.» C'est l'amour beauf. Nos ruptures ne changeront pas le monde, il va continuer à tourner sans nous. Alors, aimons-nous, comme nous nous quittons, sans penser à demain. D'où je viens, les parents dansent des slows en salle des fêtes sur «L'Été indien» et s'égosillent jusqu'au petit matin sur «Les Champs-Élysées». Joe Dassin incarne une figure d'homme bienveillant, gentil, sensible, romantique, même s'il a longtemps été considéré comme un ringard pour des textes qu'on juge trop simples, parfois bêtes. En réalité, Joe Dassin est à l'opposé des masculinités en présence ce soir de 2001, dans le salon où se tient la fête. Mes camarades d'université sont plus intellos, même en amour, ils ont de grande théorie sur l'amour libre, la non- exclusivité des relations, contre l'hétéronormativité chantée par Joe. Ils n'aiment sûrement pas sa candeur non plus, eux qui se passionnent pour la stratégie politique, le rapport de force et la violence physique qu'ils encouragent lors des manifestations. Le chanteur, compositeur et écrivain américano-français Joe Dassin (1938-1980), lors des Olympiades d'Europe 1, en 1978 en Grèce. | Photothèque Lecoeuvre / Collection ChristopheL via AFP Les premières notes des «Yeux d'Émilie» résonnent et j'exulte. Je ne comprends pas vraiment le texte de cette chanson, mais j'aime sa mélodie familière et sa structure épique. Je me jette sur ce qui sert de piste de danse et commence à chanter les paroles que je connais par cœur. Il n'y a aucune ironie chez moi à ce moment-là, aucune mise à distance. Mais très vite, je sens chez mes camarades un regard qui me trouble. L'hôte de la soirée, le propriétaire du 33 tours, s'exclame en couvrant la musique: «Je l'ai acheté 50 centimes à la foire aux disques.» Comme s'il cherchait à mettre de la distance, à faire savoir qu'il n'avait pas accédé à cette chanson de son plein gré, ou «comme tout le monde». Réflexe anticapitaliste, me dis-je alors pour justifier les mots de celui qui ne veut sans doute pas participer à engraisser l'industrie du disque, encore colossale en 2001. Mon malaise se fait plus grand lorsque je remarque que le groupe d'ami·es surjoue dans un même élan le côté entraînant du titre. Bientôt, je ne peux plus entendre la voix de Joe Dassin. Ils sont sur la piste, sautent dans tous les sens et hurlent le texte, ironisant sur les faiblesses supposées des paroles. Ils se balancent bras dessus, bras dessous de manière caricaturale, empruntant l'intonation d'un chanteur d'opérette. Ils miment, ils exagèrent l'état d'ébriété pour mieux s'encanailler dans les bas-fonds de la culture populaire. «C'est mon plaisir coupable», s'exclame carrément un camarade, obtenant la validation amusée des autres. Uppercut et KO technique. Si je suis coupable, quel est mon crime? Je panique comme une enfant qui ne comprend pas pourquoi elle est punie. J'ai si peur qu'ils réalisent que j'appartiens au camp des fautifs, que je ne laisse rien paraître de mon humiliation. Je compense et mens: «Pareil pour moi!» Il me faudra des années –et écrire ce livre– pour comprendre que ces amis étaient eux-mêmes pris dans une logique de distinction. De mise à distance de cette culture variétés, populaire, beauf. Mon goût pour Joe Dassin était sincère. Le leur et cela ne devait laisser aucun doute, ironique, festif, comme un laisser-aller passager qui les rend supérieurs à ceux qui aimeraient ce titre au premier degré.