Politiques inadaptées, financements déficients, fréquentations en baisse : les signaux de crise se multiplient dans le système culturel québécois. Le Devoir poursuit sa série pour documenter les maux de cette crise, et certaines solutions aussi. Dans cet article : la diplomatie culturelle dans un monde sous hautes tensions internationales. Imaginons qu’à l’autre bout du monde une personne allumée pense au Québec culturel. Elle identifiera qui ou quoi ? Disons l’Université McGill, Denis Villeneuve, l’OSM et le Cirque du Soleil, puis Céline Dion, évidemment. Un quintette au sommet. Un connaisseur encore plus éclairé nommera peut-être Moment Factory, David Altmedj, Patrick Watson, Robert Lepage ou Louise Lecavalier. Ces ambassadeurs culturels contribuent au rayonnement et à la bonne réputation de la société québécoise (et canadienne) dans notre monde mondialisé. Autrement dit, ces ancrages positifs se retrouvent au centre du soft power d’ici. Ce concept de « puissance douce » désigne la capacité et les moyens d’un État, mais aussi d’une entreprise, d’une ville ou même d’une forte personnalité, d’influencer les préférences, les comportements et les choix à l’étranger. « La dissémination de la culture contemporaine est fondamentale dans les relations internationales, résume Gilles Doré, directeur général de CINARS (Conférence internationale des arts de la scène). C’est un moyen éprouvé de faire rayonner des valeurs humanistes, des valeurs d’ouverture à l’autre. Malheureusement, les pressions sont fortes en ce moment pour rabaisser la diplomatie culturelle et diminuer les échanges artistiques. » Le sujet gonfle en importance au moment où un nouveau gouvernement libéral s’installe à Ottawa en promettant de réaffirmer la place du Canada dans un monde sous fortes tensions. Le soft power canadien a été forgé à partir de ressources intangibles, comme la réputation et le prestige. Après la Deuxième Guerre mondiale, le pays a même joué un rôle disproportionné sur l’échiquier mondial par rapport à sa population et à sa puissance économique. L’âge d’or de cette position privilégiée se situe entre 1945 et 1957, au moment de la fondation des Casques bleus des Nations unies à la recommandation d’Ottawa. Cette place enviable a été partiellement maintenue jusqu’à la fin du XXe siècle, mais elle n’est plus que l’ombre d’elle-même aujourd’hui. Le Canada ne se donne pas les moyens de ses ambitions en culture, si tant est que celles-ci existent. Une étude comparative a établi il y a une décennie que les dépenses annuelles par habitant en diplomatie culturelle (incluant l’éducation) représentaient 26,50 $ en France, 18,50 $ en Allemagne, 12,60 $ au Japon et seulement 3,10 $ au Canada. En 2019, le rapport du Sénat La diplomatie culturelle à l’avant-scène de la politique étrangère du Canada recommandait de mettre en œuvre une stratégie globale dans le secteur avec l’aide des provinces. La nature fédérale du gouvernement canadien complexifie évidemment le portait. La culture et l’éducation sont des compétences provinciales, bien qu’Ottawa s’en mêle quand même. Au Québec, la doctrine Gérin-Lajoie définie dans les années 1960 établit que les relations internationales de la province doivent être le prolongement à l’externe de ses compétences internes. CINARS a précisément pour vocation de soutenir et de favoriser l’exportation des arts de la scène québécois et canadiens. Sa biennale organisée à Montréal depuis 1984 est devenue l’une des plus importantes rencontres mondiales du secteur. La plus récente, en novembre dernier, proposait 122 spectacles en intégralité, des ateliers et des conférences pour 1379 professionnels d’une cinquantaine de pays, avec 329 représentants de diffuseurs prêts à relayer ailleurs le soft power artistique d’ici. « La perception de l’âge d’or des tournées (il y a 40 ou 30 ans) est discutable, car au cours des décennies il y a eu une augmentation du nombre de compagnies tournant à l’international : nous avons donc [accompagné] une croissance du rayonnement de nos artistes et de nos compagnies, précise M. Doré dans un courriel envoyé au Devoir. En effet, le nombre de compagnies en tournée a augmenté, mais le nombre de représentations des tournées a […] augmenté pour certains ou a été partagé auprès de plusieurs compagnies. Ceci est une marque de l’accroissement du rayonnement de la diversité culturelle. » Tout va bien ? En même temps, la décennie en cours n’a pas été tendre avec ce monde des échanges culturels internationaux, et l’actualité ajoute constamment des blocages. La pandémie de COVID-19 a carrément fermé les frontières, et les niveaux de fréquentation des salles de spectacle ne sont pas encore tout à fait rétablis. L’inflation a fait exploser le coût des productions et des tournées tandis que les finances publiques s’engluent un peu partout dans le rouge foncé. Un rapport de CINARS couvrant la saison 2022-2023 auprès de 73 compagnies et 18 agences de diffusion a montré que les deux tiers des entreprises avaient alors effectué moins de tournées nationales que lors de la saison précédente. Huit organisations sur dix avaient perdu 30 % de leurs performances en dehors du Canada et le quart de leurs revenus de tournées à l’international. « Les défis s’accumulent, ajoute le directeur Doré. Ils touchent le financement, les visas et les tensions géopolitiques. On voit aussi apparaître à l’étranger des pressions politiques dans les programmations, qui peuvent ensuite entraîner des formes d’autocensure. » Il donne l’exemple des tournées en Europe, soumises de plus en plus à des règles écologiques privilégiant l’usage des transports terrestres plutôt qu’aériens. Il évoque aussi les marchés de certaines régions du monde où des sujets abordés peuvent s’avérer tabous, socialement délicats ou politiquement inacceptables, au point de relever de la censure. « Il y a un grand marché à exploiter en Asie, en Chine par exemple. Mais les compagnies qui veulent y tourner doivent accepter que chaque œuvre passe par le département de la Censure pour s’assurer de sa conformité aux valeurs chinoises. C’est la même chose aux Émirats arabes unis et dans certains autres pays arabes, qui ont aussi culturellement des façons de programmer des spectacles demandant des adaptations. » Tout va mal ? Les mutations politiques modifient aussi les politiques culturelles en Occident. En France, les écologistes au pouvoir dans certaines régions ou grandes villes peuvent favoriser la culture participative et communautaire au détriment des créations professionnelles d’avant-garde. Aux États-Unis, la droite censure les livres des bibliothèques et abat les programmes d’égalité, de diversité et d’inclusion. Les guerres culturelles et commerciales comme les attaques contre le financement public des institutions culturelles du gouvernement Trump rajoutent des craintes et des contraintes. Le directeur de CINARS précise tout de même que cet électrochoc très probable prendra encore un peu de temps avant de provoquer des effets néfastes. « Les statistiques connues du nombre de nos compagnies ayant des projets de tournée aux États-Unis sont similaires aux années passées, mais les projets courants sont des projets de tournée qui ont été négociés et accordés en automne ou jusqu’en janvier 2025, au début du mandat de Trump, écrit aussi au Devoir M. Doré. Nous serons plus en mesure de voir les conséquences de l’arrivée du nouveau gouvernement au cours des prochains mois. » Ce texte fait partie de notre section Perspectives. M. Doré confie que, partout, les organismes étrangers semblables au sien souhaitent réaffirmer l’importance de la circulation internationale des artistes et des arts de la scène contemporaine. Il a lui-même été invité au cours des derniers mois à discuter de cette situation mondiale inquiétante à l’Arts Council Forum à Tokyo, au congrès de l’Association internationale du théâtre pour l’enfance et la jeunesse à Marseille et aux consultations de l’Office national de diffusion artistique de France. Dans ce dernier rassemblement en janvier, une cinquantaine de professionnels du spectacle vivant ont expliqué que, face à la crise actuelle, ils entendaient réduire certains partenariats internationaux en raison des contraintes administratives et diplomatiques, comme le résume la synthèse des échanges. Le prochain congrès de l’International Society of Performing Arts, à Lugano, en Suisse, se tiendra en juin sur ce thème : « L’art et le changement sociopolitique ». Le congrès mondial des créateurs diffuseurs réunira des délégués d’une centaine de pays. Pour favoriser la circulation des arts de la scène et les échanges culturels internationaux, le directeur de CINARS souhaite que le gouvernement de Mark Carney rehausse le financement des postes d’attachés culturels dans les ambassades et les consulats du Canada. Il appuie aussi la revendication des milieux artistiques que le Conseil des arts du Canada (CAC) s’implique davantage dans le financement des tournées. Le CAC a refusé de commenter la situation, une pratique habituelle durant les campagnes électorales et les périodes de changement de gouvernement. Un centre mou Le soft power, qui s’exerce notamment par la diplomatie culturelle, fait en sorte que les autres nations « veulent ce que vous voulez », mais sans contraintes économiques, politiques ou militaires (qui relèvent du hard power), résume le professeur de l’Université Harvard Joseph S. Nye, qui a forgé le concept en 1990 dans un livre du même nom. La Corée du Sud jouit par exemple d’une position enviable de minipuissance culturelle dans le monde grâce au rayonnement de son cinéma et de sa télé, de la K-pop et de sa cuisine. La surpuissance douce des États-Unis s’exerce par le rayonnement de ses scientifiques et de ses écrivains (plus de 400 lauréats du prix Nobel, soit autant que pour l’ensemble des cinq autres nations les plus primées), de ses industries culturelles et de ses artistes. Taylor Swift incarne autant l’idée du soft power états-unien que les universités de la Ivy League ou les productions audiovisuelles d’Hollywood. Les guerres culturelles amplifiées par les récentes décisions du gouvernement de Donald Trump ont peut-être entaché la réputation des États-Unis, qui dominent la culture mondiale tout en n’ayant pas de département de la Culture et en ayant un département de l’Éducation affaibli. Les hyperconservateurs états-uniens poursuivent les attaques frontales contre les prétendues manifestations de wokisme. Ils censurent les mots comme les livres, en plus de menacer la liberté académique. Les subventions fédérales à plusieurs universités pourraient s’assécher, dont celles à Harvard, la plus prestigieuse institution universitaire du monde, qui a formé plus de 160 lauréats du prix Nobel, 18 médaillés Fields, 14 Prix Turing, 48 Prix Pulitzer et 108 médaillés olympiques.