La Roumanie au bord du gouffre à la veille d’une élection présidentielle sous haute tension

Alors que les Roumains votent dimanche à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle, le pays pourrait s’enfoncer un peu plus dans le chaos né de l’annulation de ce même scrutin, en décembre dernier. Entre désinformation généralisée, tentative d’ingérence de la Russie et volonté des électeurs de se débarrasser d’une classe politique qu’ils jugent incompétente et corrompue, les étincelles susceptibles de mettre le feu aux poudres ne manquent pas. Explications. Le premier coup de tonnerre a retenti le 24 novembre 2024, quand, à la surprise générale, le candidat d’extrême droite Calin Georgescu a remporté le premier tour de l’élection présidentielle avec près de 23 % des voix. Après une campagne menée exclusivement sur TikTok, le candidat ultranationaliste avait défié tous les sondages et s’était qualifié pour le second tour en compagnie de la candidate libérale et europhile, Elena Lasconi. Plus retentissant encore que le premier, le deuxième coup de tonnerre est survenu deux jours avant le second tour, lorsque la Cour constitutionnelle a annulé l’élection. Cette décision a plongé le pays, membre de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, dans une crise politique jamais vue depuis la chute du régime de Nicolae Ceausescu, en 1989. En cause, de nombreuses irrégularités observées dans le processus électoral qui ont laissé penser à la plus haute autorité du pays qu’une influence extérieure avait tenté de manipuler le processus électoral. Enfin, un troisième coup de tonnerre a eu lieu le 11 mars, quand la commission électorale a exclu de la course à la présidentielle Calin Georgescu. Il est reproché à ce dernier, qui remet notamment en cause l’adhésion de la Roumanie à l’UE et à l’OTAN, d’avoir bénéficié d’interventions illicites venues de Russie. Il a d’ailleurs été arrêté à la fin février par la police roumaine et inculpé de six chefs d’accusation, dont un pour complot contre la sûreté de l’État. Photo: Vadim Ghirda Associated Press Une propagande antisystème appuyée par la Russie « La Cour constitutionnelle a basé son avis sur le fait qu’une puissance étrangère a contribué à déformer le processus électoral et l’expression du vote », explique Silvia Marton, maîtresse de conférence à l’Université de sciences politiques de Bucarest. « Certes, il est difficile de trouver des preuves irréfutables de ses liens personnels avec la Russie, mais Calin Georgescu a clairement bénéficié d’une propagande antisystème encouragée par la Russie. » Sur TikTok, des influenceurs auraient ainsi contribué à manipuler les électeurs en partageant massivement des contenus prorusses publiés par des bots et favorables au candidat Calin Georgescu. Cette propagande antisystème aurait été soutenue indirectement par d’anciens militaires, par des chefs d’entreprise qui ont des intérêts en Russie et par des membres de l’Église orthodoxe, affirme Mme Marton, qui confirme les conclusions établies par plusieurs observateurs au fait du dossier. À lire aussi La Roumanie et la tentation de l’extrême droite Au-delà des résultats du scrutin, cette élection a également confirmé le fait que les électeurs roumains s’informaient désormais exclusivement sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok, extrêmement populaire en Roumanie. « On le savait, mais l’ampleur a été une véritable surprise », souligne-t-elle, rappelant que les médias traditionnels ont pratiquement disparu en Roumanie, un pays où il n’existe plus de quotidiens d’informations généralistes. Autre enseignement, le vote de novembre 2024 très favorable à l’extrême droite (l’autre candidat et désormais favori de l’élection du 4 mai, George Simion, a, lui, obtenu près de 14 % des voix) a mis en lumière un rejet massif de la classe politique, jugée incompétente et corrompue par une part grandissante de la population. « Depuis la pandémie, on observe la cristallisation d’un vote antisystème, le fameux “tous pourris”. Les électeurs mettent dans le même panier Bruxelles, les voisins de la Roumanie, perçus désormais comme une menace, et notre classe politique accusée de nous avoir trahis, dit Mme Marton. La leçon du premier tour et de la première place de Calin Georgescu, c’est que de 35 % à 40 % des électeurs votent contre le système. » Malgré la forte poussée de l’extrême droite et les tentatives de déstabilisation venues de Russie, les Roumains restent toutefois dans leur majorité « euroatlantiste », rappelle la politologue, même si ce pourcentage a tendance à s’étioler depuis la pandémie. Photo: Vadim Ghirda Associated Press Les institutions tentent de rectifier le tir Pour éviter que le scrutin de dimanche ne soit en proie aux mêmes tentatives de manipulation, le Conseil national de l’audiovisuel (CNA), version roumaine du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), a décidé d’agir. Le régulateur a ainsi lancé, au mois de février, une campagne diffusée largement à la radio et à la télévision, invitant les Roumains à signaler les vidéos en ligne qui contiennent des informations erronées ou des incitations à la violence et à la haine. Depuis, le CNA a reçu un bon millier de dénonciations, dont certaines, après examen, sont envoyées à TikTok, qui s’est engagé à supprimer les contenus incriminés. « La semaine dernière, par exemple, nous avons rendu 26 décisions pour enlever des contenus de TikTok qui atteignaient 1,3 million de personnes et qui ont généré 3,9 millions de likes », explique au Devoir le vice-président du CNA, Valentin-Alexandru Jucan. Ce texte fait partie de notre section Perspectives. Le CNA a également édité un guide contre la désinformation distribué dans les écoles et les universités, et dont une version numérique a été envoyée aux parents. « Lors des élections de novembre, tout s’est effondré d’un seul coup pour la société roumaine, qui est encore en train de se remettre de la période communiste. En Roumanie, il n’existe pas d’éducation aux médias », explique M. Jucan. Plus largement, il y a également eu une prise de conscience de la part des institutions roumaines concernant la propagation des idées d’extrême droite dans le pays, croit Adina Marincea, chercheuse à l’Institut national Elie Wiesel pour l’étude de l’Holocauste en Roumanie et spécialiste des courants d’extrême droite. « Les autorités ont annulé les élections, mais se sont aussi attaquées à certains groupes qui font l’apologie de leaders fascistes du passé comme Ion Antonescu, le responsable de l’Holocauste en Roumanie. Elles ont commencé à comprendre qu’il s’agissait d’un phénomène qui ne se limitait plus à des groupes locaux isolés, et qu’aujourd’hui, ça pouvait déboucher sur l’élection d’un président issu de cette mouvance. » Photo: Andreea Alexandru Associated Press Un admirateur de Trump comme nouveau favori Parmi les onze candidats du scrutin du 4 mai, ils sont quatre à se trouver en bonne position : Nicusor Dan, l’actuel maire de Bucarest, qui peine toutefois à séduire à l’extérieur de la capitale ; Crin Antonescu, candidat unique de la coalition gouvernementale pro-UE ; Victor Ponta, un ancien premier ministre ; et enfin, George Simion, candidat unique de l’extrême droite et favori du scrutin selon les sondages. Nostalgique de la grande Roumanie de l’entre-deux-guerres qui s’étendait au-delà des frontières actuelles du pays, George Simion, 39 ans, a relancé le courant nationaliste à l’occasion des élections parlementaires de 2020, lors desquelles son parti a fait élire 33 députés et 14 sénateurs. Élu au Parlement européen et proche de la première ministre italienne d’extrême droite, Giorgia Meloni, M. Simion est surtout un partisan de la première heure de Donald Trump. Il comptait d’ailleurs parmi les invités à l’assermentation du président américain, le 20 janvier à Washington. Son programme fait la part belle aux thèmes traditionnels des partis d’extrême droite : défense des valeurs chrétiennes et conservatisme social (il est contre le mariage entre personnes de même sexe, les familles homoparentales et les transitions de genre), glorification du passé, discours ultranationaliste ou encore positions antivaccins. Opposé à la bureaucratie de Bruxelles autant qu’à un soutien militaire à l’Ukraine, il est cependant plus modéré que Calin Georgescu, ce qui lui permet aujourd’hui d’avoir la faveur des sondages. « Ces dernières années, il tente d’appliquer ce qu’on appelle en France la “dédiabolisation” de l’extrême droite. Il a par exemple éliminé de ses prises de parole des références explicites néofascistes, et même certaines références ouvertement pro-russes », explique Adina Marincea. Dernièrement, George Simion a aussi rencontré l’ambassadeur d’Israël en Roumanie afin de contrer les allégations d’antisémitisme portées contre lui. « Cependant, il a toujours un discours ambivalent dans certaines entrevues, avance la spécialiste des courants nationalistes. Il joue sur les deux tableaux pour ne pas s’aliéner une partie de son électorat. » Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.