"Pour me licencier, Bavastro est monté jusqu’au ministre. Manque de pot, le ministre a été viré avant moi…" Plus de quarante ans après, André Baudin en rigole encore. D’anecdotes en coups de théâtre, le récit de ses années à Nice-Matin ressemble à un vieux Tom et Jerry. Un épisode dans lequel le patron historique du journal – Michel Bavastro – endosserait le rôle du chat, et le journaliste celui de la souris. "Mais pardon, il vaut mieux commencer par le commencement…" L’octogénaire écarte les bras, le regard espiègle sous ses cheveux de neige. Il évoque son père Albert, ancien militaire, Résistant, reporter au Patriote jusqu’en 1967, qu’il ne souhaitait "pas du tout" imiter. "J’avais fait une école de tourisme, précise le Niçois. Au milieu des années soixante, par le biais du cyclisme, j’ai fait la connaissance de Louis Nucéra". Le futur écrivain (1) devient son ami et l’entraîne sur des reportages. "Mine de rien, il m’a filé le virus !" "J’ai été embauché pour faire la guerre à Nice-Matin" Le jeune homme attend sa chance. Elle lui sourit en 1966. "Gaston Defferre, maire de Marseille et patron du journal Le Provençal, avait décidé de défier Bavastro sur ses terres. J’ai été embauché à Nice pour faire la guerre à Nice-Matin ! L’expérience n’a duré qu’un an, mais cela m’a permis de rebondir au Provençal à Avignon, puis d’être recruté à Nice-Matin en 1969. Le premier papier qu’on m’a confié, c’était sur la mort du général de Gaulle. » Au vu de ses convictions naissantes, le détail est piquant. "C’était une période de grands bouleversements sociaux, résume-t-il. Je me cherchais encore, à cette époque, et je ne sais pas si j’aurais basculé aussi clairement à gauche sans Michel Bavastro. C’est grâce à lui que je suis devenu communiste !" André Baudin laisse planer sa phrase quelques instants, comme pour en exhaler toutes les saveurs. "Oui, reprend-il en hochant la tête, c’est l’exemple de cette gestion patriarcale, intransigeante, qui m’a poussé à m’engager. Au début des années soixante-dix, j’ai créé une section syndicale SNJ-CGT, puis une cellule PCF. Immédiatement, ça a été la guerre !" Les combats, parfois violents, durent une dizaine d’années. "On l’a un peu oublié, mais l’histoire de Nice-Matin, à ce moment-là, était rythmée par les conflits sociaux. Journalistes, employés administratifs et ouvriers du Livre se relayaient pour exiger un meilleur traitement. La situation du journal était florissante ; il nous paraissait normal de revendiquer les fruits de notre propre travail." En 1981, avec son camarade Sylvain Tassi, le journaliste "frise la correctionnelle". "Michel Bavastro a profité d’un tract rédigé à Paris, qu’il jugeait diffamatoire, pour demander notre licenciement. Malheureusement, comme nous étions délégués syndicaux, il lui fallait le feu vert du Comité d’entreprise. À sa grande surprise, il ne l’a pas obtenu ! La CGC [Confédération générale des cadres, Ndlr], au sein de laquelle je comptais un véritable ami, Patrick Andrieu, a refusé de prendre part au vote, jugeant qu’il était contraire à la déontologie syndicale de se prononcer pour le licenciement d’un représentant du personnel. Bavastro a tenté de passer en force en activant toutes les voies de recours. Jusqu’au ministre du Travail… qui a perdu son emploi avant moi ! Entre le début et la fin de ce conflit, il y a eu l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981.Après cela, celui que nous surnommions ‘’le Cobra’’ n’avait plus aucune chance d’obtenir satisfaction." Une période difficile Baudin décide pourtant, l’année suivante, de plier bagage. "Un ami souhaitait me confier la direction d’une station à Martigues, Radio Maritima, née de la libéralisation des ondes. Cette aventure me tentait énormément. J’ai demandé à bénéficier de la clause de conscience (2) en expliquant que je n’avais pas signé pour travailler dans un journal d’opposition ! J’ignore si ce motif a fait sourire Michel Bavastro… Le fait est qu’il n’a pas cherché à me retenir. Il me l’avait dit : ‘‘Moins je vous vois, mieux je me porte’’." Les deux années suivantes sont décevantes. "Je me suis heurté au maire communiste de Martigues, Paul Lombard, qui confondait information et propagande, soupire-t-il. En 1985, je suis retourné à la presse écrite via Var-Matin République, le concurrent de Nice-Matin dans le Var. Ça a été une période difficile, car j’ai eu l’impression de régresser. Puis j’ai repris le collier, jusqu’à devenir chef du service des sports." Nouveau coup de tonnerre en 1998 : Michel Bavastro vend ses parts au Groupe Lagardère. Ce dernier devient le nouveau propriétaire de Nice-Matin. "La décision de fusionner les deux quotidiens varois a été prise, glisse André Baudin. La responsabilité de ce nouveau journal unifié a été confiée à Patrick Andrieu, l’homme qui s’était exposé aux foudres du ‘‘Vieux’’ pour me défendre. J’ai accepté de l’aider quelques mois, en tant qu’assistant de direction, puis j’ai fait valoir mes droits à la préretraite… à 56 ans !" Pendant le quart de siècle qui suit, le journaliste rédige plusieurs ouvrages (3) tout en suivant du coin de l’œil la carrière de sa fille Julie, aujourd’hui reporter pour notre titre. "Trois générations dans le métier, ça commence à compter, conclut-il. A croire qu’on a ça dans le sang !" 1. Prix Interallié en 1981 pour son roman Chemin de la Lanterne (éditions Grasset), grand prix de l’Académie française en 1993, il est décédé en 2000. 2. Cette clause permet à un journaliste salarié de quitter son emploi de sa propre initiative et sans préavis, tout en bénéficiant d’indemnités légales. 3. Notamment des essais sur le cyclisme confronté au dopage (L’Épopée incertaine), sur le football (Le Mondial Bleu), sur Bernard Tapie (Le Séisme marseillais et Le Syndrome Tapie), sur ses coups de cœur (Venise) et un témoignage historique (Massoud). André Baudin (à droite) avec son "frère d’armes" Georges Bertolino, futur grand reporter à "Nice-Matin". Photo DR Photo DR.