Voyages, luttes et réconciliation

Après Triste tigre, livre choc qui a remporté le prix Femina et le Prix des libraires du Québec, l’écrivaine française Neige Sinno campe son nouveau titre au Mexique, où elle habite depuis 20 ans. Nous l’avons jointe pour lui parler de La Realidad, un livre qui s’inscrit dans la continuation de son précédent. La Realidad utilise la même forme hybride que Triste tigre, entre autobiographie et essai littéraire. Ce n’est pas une forme que j’utilise d’habitude, mais ces deux livres ont exactement le même tissage. Pour moi, c’est un peu un diptyque. Je me suis lancée assez vite dans l’écriture de Triste tigre, qui est venue comme une espèce de nécessité. J’avais écrit La Realidad avant, en espagnol, puis je me suis mise à travailler sur le texte en français [après avoir terminé Triste tigre]. C’est un livre qui m’a ouvert la porte sur la possibilité d’écrire sur les violences que j’ai subies quand j’étais enfant. Le livre commence avec un voyage initiatique que vous effectuez au Mexique avec votre amie Maga, dans la vingtaine, avec l’idée de vous rendre jusqu’au Chiapas. Vous écrivez que vous avez longtemps pensé que ces histoires étaient personnelles, avant de réaliser avec la distance qu’il ne s’agit plus de vous, mais de jeunes femmes d’un autre âge, « un âge où il était encore possible de se chercher ». Il y a une magie dans la littérature où le singulier, à travers le processus de l’art, se transforme en quelque chose de collectif. La Realidad est complètement inscrit dans cette époque du féminisme latino-américain auquel j’ai participé. Mais le processus autobiographique est très cruel. J’ai dû sacrifier certaines choses qui m’importaient et en inclure d’autres que je n’avais pas envie de raconter. C’est un peu une lutte intérieure pour décider de ce qui est vraiment important ou pas. Et dans La Realidad comme dans Triste tigre, je me sers de mon expérience individuelle pour creuser quelque chose qui n’est pas à moi. J’ai l’impression que La Realidad est aussi le récit de cette réconciliation avec mon histoire personnelle, la compréhension que raconter la violence faite aux femmes depuis un point de vue personnel, c’est parler pour les autres aussi. Durant ce premier voyage qui s’avère chaotique, vous concédez que le récit est embrouillé, vous racontez que tout est sens dessus dessous – « les Mexicains appellent ça un desmadre », écrivez-vous. C’est un récit de voyage un peu postmoderne, avec beaucoup de ruptures. Mais j’avais envie, comme dans le voyage que j’ai fait moi-même, qu’à un moment donné du livre, on se sente complètement perdu et que l’on ne sache pas ce qui va se passer. Je voulais jouer un peu avec cette sensation de « mais où va ce livre ? ». Je sais que pour un lecteur, c’est assez déstabilisant, mais ça faisait partie du projet. PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE Neige Sinno Il y a également le récit de ces séjours effectués à la Escuelita, « la Petite École de la liberté selon les zapatistes ». Vous êtes-vous sentie interpellée par la lutte des mouvements minoritaires au Mexique, notamment celle des zapatistes ? Ce livre, c’est un peu à quel moment je comprends que la lutte zapatiste est une lutte similaire à toutes les luttes qui me concernent et m’intéressent. Donc c’est vraiment un apprentissage de ce que je n’appelais pas encore l’intersectionnalité, le fait que toutes les luttes minoritaires et les luttes en général pour l’émancipation, pour l’égalité, ont un fond commun d’émancipation humaniste. Vous écrivez que vous avez fini par vous établir au Mexique et obtenir un passeport mexicain. Malgré tout, il y a encore des questions, comme celle du zapatisme, que les intellectuels étrangers ne peuvent aborder « sans crainte d’attirer la foudre sur leurs têtes ». Est-ce toujours le cas, même après 20 ans ? C’est toujours compliqué et je voulais explorer cette complexité. J’ai des amis mexicains avec qui j’ai des conversations très intimes, très profondes, mais je perçois très souvent une zone trouble dans la communication. Dans les groupes de femmes, aussi, pourquoi est-ce que je ne parle pas ? C’est une question de langue, mais c’est aussi une question de ce rapport biculturel d’être toujours vue comme une étrangère. Bien sûr, je suis aussi quelqu’un qui a grandi dans une autre culture, je suis une femme blanche. Être blanc, c’est être un peu aveugle. C’est être mis dans une peau qui fait qu’il y a plein de choses qu’on ne peut pas voir si on ne fait pas un très grand effort. Mon projet, c’était un peu ça, au début : essayer de comprendre cette expérience d’étrangeté que j’ai vécue, avec les peuples autochtones du Mexique aussi. Qu’avez-vous découvert à travers toutes ces rencontres ? Le fait d’avoir été incluse dans des luttes a fait que je me suis sentie moins seule. Au début, je suis avec ma copine ; après, avec une autre femme, puis il y a un petit collectif, un bus de 43 femmes et puis 5000… il y a une espèce d’ouverture sur le collectif, ça se fait au fur et à mesure de la vie. Quand j’étais une jeune femme, de par les violences que j’ai subies, je me sentais très seule et j’avais même une résistance à être incluse. Et petit à petit, il y a le maillage de la solidarité que j’essaie de partager dans ce livre comme quelque chose de très joyeux. C’est pour ça et pour plein de raisons que c’est un livre plus joyeux que Triste tigre.