Dans l'ombre des noms les plus célèbres, des milliers d'aspirants vidéastes engloutissent leur temps libre pour partager leurs intérêts, souvent dans l'espoir d'en vivre un jour. Mais en deux décennies, les codes de la plateforme ont bien changé. lire plus tard Jawed Karim avait-il imaginé le géant que serait YouTube lorsqu'il a publié, le 23 avril 2005, la première vidéo jamais hébergée sur la plateforme, "Me at the zoo" ? En 20 ans, le site de partage de vidéo est devenu la plus grande plateforme de divertissement au monde. Un milliard d'heures de vidéo regardées par jour rien que sur les télévisions connectées, plus de 500 heures de contenu publiées chaque minute, 36 milliards de dollars de revenus publicitaires en 2024… Les chiffres revendiqués par la plateforme donnent le vertige. Mais dans l'ombre des Squeezie, Léna Situations, Tibo InShape, Inoxtag et autres géants français, la majeure partie des youtubeurs ont loin d'en tirer de quoi en vivre. Souvent motivés par une passion, parfois aussi par l'espoir de connaître à leur tour le même succès, ils doivent produire à un rythme éprouvant pour espérer se faire une place sur la plateforme, et composer avec les mystères de l'algorithme qui gouverne leurs destinées. "Je voulais voir si j'étais vraiment seul" "Je voulais créer la ressource ultime !" Depuis la crise du Covid-19 et les confinements, le passe-temps d'Aurélien, c'est la vannerie sauvage : le tressage de matières végétales, pour créer des paniers par exemple. Mais difficile de trouver des tutoriels complets en vidéo, même sur YouTube. "Alors j'ai décidé de les créer moi-même", raconte cet ingénieur de données de 29 ans. Avec un début de succès : sa première vidéo a atteint 36 000 vues, et sa chaîne Maître Roncier rassemble près de 6 500 abonnés en moins de deux ans d'existence. Aurélien, de la chaîne Maître Roncier, montre comment tresser un chapeau de paille. (MAITRE RONCIER / YOUTUBE) Il partage la même motivation que de nombreux aspirants youtubeurs : transmettre un savoir et trouver d'autres internautes qui partagent sa passion. "Je voulais voir si j'étais vraiment seul", explique à franceinfo Boris, qui tient depuis 2015 Monsieur Playmo (65 000 abonnés), une chaîne YouTube consacrée aux jouets Playmobil. "Je me disais, je suis ado, j'aime encore les Playmobil, est-ce que c'est pas un peu bizarre ?" Rodolphe, 27 ans, préfère les fusées artisanales, les feux d'artifices et autres couteaux laser, qu'il confectionne en se filmant pour sa chaîne Cigarillos Prod (65 000 abonnés). Il partage avec Aurélien et Boris une affection de longue date pour la plateforme, ses formats, et ses stars : "Joueur du grenier, Karim Debbache, Le fossoyeur de films… Je suis de la première génération qui a pu grandir avec YouTube." Cette "culture web" n'est néanmoins pas indispensable : "Je n'utilisais pas du tout YouTube avant de m'y lancer !" , s'amuse Charlène, qui avait en revanche deux ans d'expérience en tant que créatrice sur Instagram avant de lancer sa chaîne dédiée à la couture (11 000 abonnés). Un "deuxième boulot" à la rémunération aléatoire Si tous se réjouissent de transmettre leur enthousiasme et leur savoir, ces youtubeurs ne perdent pas de vue l'espoir d'un jour percer comme les vidéastes qui les ont inspirés, et de pouvoir en faire leur métier. "J'aimerais bien en vivre un jour, je pense que je ne me donnerais pas autant si je ne le voulais pas", explique Rodolphe, de Cigarillos Prod, qui travaille pour l'instant comme développeur web. A ces petits et moyens vidéastes, YouTube procure, au mieux, un revenu d'appoint. Pour Aurélien, l'ingénieur derrière Maître Roncier, c'est "entre 40 et 50 euros par mois" ; pour Boris de Monsieur Playmo, qui travaille par ailleurs dans la communication, "entre 150 et 700 euros" selon les mois, avec un pic vers Noël ; et "quelques centaines d'euros par mois" pour Charlène. Une somme évidemment non négligeable ("J'étais très content de pouvoir m'acheter de nouveaux Playmobils !" , se souvient Boris), mais qui représente surtout "le beurre dans les épinards", résume Charlène, qui tire l'essentiel de ses revenus de ses partenariats publicitaires sur Instagram et de ses ventes de livres. Charlène présente sur YouTube ses idées couture, qu'elle partage également sur Instagram et son blog. (CHARLENE COUTURE / YOUTUBE) Rodolphe, lui, dit toucher à peu près 90 euros par vidéo, ce qui "rembourse à peine les frais de matériel, et pas du tout les heures travaillées". C'est le piège de la passion : il est très facile d'y engloutir tout son temps libre. "Il faut écrire, concevoir un objet, le fabriquer, gérer le tournage, l'éclairage, le montage..., égrène Rodolphe. C'est un deuxième boulot à temps plein, tous les jours, jusqu'à 1 heure du matin parfois !" Idem pour Charlène, qui "faisait bien plus que 35 heures" pour jongler entre YouTube, Instagram, son blog et ses livres, avant la naissance de sa fille. "Pour être youtubeur à plein temps, il faut faire vingt métiers différents. Sans passion, on ne tiendrait pas." Rodolphe, créateur de la chaîne Cigarillos Prod sur YouTube à franceinfo Une situation qui peut paraître ingrate au vu l'énergie investie. Et ce même si le revenu publicitaire accordé aux vidéastes, exprimé en "revenu pour 1 000 vues" (ou RPM), "a augmenté ces dernières années", affirme à franceinfo Sylvain Lepoutre, qui dirige VideoBees, une entreprise qui conseille les youtubeurs qui veulent élargir leur audience. YouTube ne donne aucun chiffre officiel, mais le RPM se situe, selon le spécialiste, entre 1 et 10 euros, selon la thématique de la vidéo ou la période de l'année. "On ne se lance plus seulement sur YouTube" Pour gagner un smic avec les revenus publicitaires, un vidéaste doit faire "environ un million de vues monétisées chaque mois" , calcule pour franceinfo Mégane Pisani, agente d'influenceurs chez Milano&Co. Pas très rentable vu les efforts à fournir. Car, si "il y a 10 ans, on pouvait encore réussir sans stratégie, en postant un peu à l'instinct, avec une part de chance" , cette époque est révolue, selon cette spécialiste. "YouTube est devenu un média à part entière, le niveau s'est élevé, les formats se sont professionnalisés." "La grande majorité des chaînes un peu développées ne gagnent pas la majorité de leurs revenus par les publicités, explique Sylvain Lepoutre. Ça passe plutôt par le sponsoring, les placements de produits, les événements, les produits dérivés, la vente de formations..." "Les revenus publicitaires sur YouTube, c'est presque de l'argent de poche." Sylvain Lepoutre, directeur de l'agence VideoBees à franceinfo Cette réalité n'échappe pas aux vidéastes interrogés, qui conçoivent leur stratégie à tâtons. "J'ai fait un site, une newsletter, et j'ai organisé une première formation de vannerie à Paris qui s'est très bien passée", raconte Aurélien, qui espère retenter l'expérience dans l'année. Il juge les placements de produits "beaucoup plus acceptés qu'avant" par le public, "si c'est bien fait", mais encore faut-il convaincre une marque de passer à la caisse. D'autant que "le marché publicitaire est devenu plus tendu depuis le Covid", analyse Mégane Pisani. "Les marques sont plus prudentes, réduisent les budgets et deviennent frileuses, notamment avec l’instabilité mondiale actuelle." Des exemples des créations de Rodolphe, sur sa chaîne YouTube Cigarillos Prod. (CIGARILLOS PROD / YOUTUBE) Et pour maximiser ses chances, être visible sur YouTube ne suffit plus. "Aujourd'hui, on ne parle plus de youtubeur mais d'influenceur, car pour réussir, on ne se lance plus seulement sur YouTube mais sur plusieurs plateformes", tranche Gregg Bywalski, directeur de Webedia Creators, l'agence qui accompagne certains des créateurs de contenus français les plus connus. Rodolphe s'en est rendu compte : adapter ses vidéos de fusées et autres canons maison sur TikTok a donné une nouvelle dynamique à sa chaîne YouTube. "Je me suis bien arraché les cheveux" Mais avec toutes ces stratégies, ces vues, ces statistiques… Il est très facile de se faire des nœuds au cerveau, même dès sa première vidéo. "Je ne sais pas si c'est de l'ego ou la dopamine que ça apporte, mais je regardais les statistiques tous les jours !", admet Aurélien. Rodolphe en a longtemps souffert : "Google fournit une palette d'analyses ahurissante ! Je me suis bien arraché les cheveux là-dessus." "Beaucoup de petits créateurs ont le nez dans les statistiques, parfois plus que les vidéastes plus connus." Rodolphe, créateur de la chaîne Cigarillos Prod sur YouTube à franceinfo Il est d'autant plus simple de s'y perdre quand on espère trouver la "recette secrète" de l'algorithme de recommandation de YouTube, qui propulse les vidéos sur les écrans de nouveaux publics. "Quand on débute, on se demande ce qui est le plus important : les vues, les likes, le temps de visionnage…", s'interroge Rodolphe. "L'algorithme a beaucoup changé avec les années", se remémore Boris, de Monsieur Playmo. "Il faut toujours être à l'affût des nouveautés." Le succès n'est jamais garanti, et l'incertitude permanente peut se transformer en mal-être profond. "Il m'est déjà arrivé d'être très stressé, de ne pas me sentir bien à cause de ça", raconte Rodolphe. "Alors j'ai fait les bonnes choses, ajoute-t-il. Je me suis fait suivre par un psy, j'ai mis le doigt sur ce qui n'allait pas, je me suis rencentré sur ce que j'aimais faire." "Je mesure la chance que j'ai" Heureusement, il est possible de faire de YouTube une aventure positive, même sans atteindre la richesse et la gloire. "Ce qui me fait le plus plaisir, ce sont les retours des gens", se réjouit Boris. "Des mails du genre : 'Grâce à vous, j'ai su retomber en enfance', 'J'ai passé un super après-midi avec ma fille'..." Et en face à face, c'est encore mieux. "Ce que je préfère maintenant, c'est être un peu 'journaliste des mises en scène Playmobils', aller dans des événements, rencontrer des gens et mettre en avant des projets associatifs qui ont besoin de visibilité", raconte le jeune bordelais. Boris, de la chaîne Monsieur Playmo, présente un événement associatif consacré aux jouets Playmobil. (MONSIEUR PLAYMO / YOUTUBE) "Ca m'a ouvert des portes", insiste Boris, qui a pu décrocher un CDI dans la communication numérique grâce à son expérience multicasquettes. "Je sais que je ne serai jamais ingénieur", concède Rodolphe, le concepteur de fusées artisanales, "mais mon objectif, en développant tous ces objets, c'est de pouvoir créer quelque chose qui soit vraiment utile aux gens. Que ce soit une machine, mes vidéos, ou la curiosité que j'aurai fait naître chez ceux qui me regardent." Et le plus important ? Conserver la flamme à l'origine de cette aventure. "Ça reste une passion ! Je suis toujours aussi contente de me mettre derrière ma machine à coudre et de pouvoir partager ce que je fais tous les jours", exulte Charlène. "Je sais maintenant que je dois faire des vidéos qui me plaisent", acquiesce Rodolphe. "Et bizarrement, c'est là que les vues et les retours positifs suivent." D'où son conseil à tout aspirant vidéaste : "Etre connu n'est pas une mauvaise chose en soi, c'est ce qu'on en fait qui est important. Mais ne sacrifiez pas tout à cet objectif. Prenez votre temps. Et faites quelque chose dont vous serez fier."