L'image d'un journaliste écrivant un article dans sa rédaction ou en reportage au coin de la rue est largement répandue. Mais on oublie parfois qu'exercer cette profession et informer au quotidien sont des missions impossibles dans certains Etats autoritaires. La seule solution possible est alors l'exil. Ils et elles ont quitté leur pays après un emprisonnement, des menaces de mort ou des intimidations: de par le monde, de nombreux journalistes ont subi les pressions de régimes autoritaires et ont dû fuir à l'étranger, où ils continuent tant bien que mal à informer de la situation chez eux. Entre 2020 et 2023, le soutien financier du Comité pour la protection des journalistes alloué aux reporters en exil a plus que doublé. Une réalité qui interroge sur l’état de la liberté de la presse dans le monde. Ces journalistes sont notamment originaires d'Azerbaïdjan, d'Erythrée, d'Egypte ou de Turquie, mais aujourd'hui surtout d'Afghanistan et de Russie, selon les organisations d'aide à la presse. Leur nombre est impossible à évaluer avec précision, en premier lieu parce qu'ils ne s'annoncent pas toujours auprès des organisations d'aide lorsqu'ils arrivent dans un pays d'accueil. Et ensuite parce que beaucoup d'entre eux quittent la profession. >> Un article du Comité pour la protection des journalistes sur le journalisme en exil dans le monde Informer les concitoyens restés au pays L'émission Tout un monde a pu rencontrer certains de ces journalistes exilés au Festival international de journalisme à Pérouse, en Italie. Beaucoup continuent d'exercer leur profession malgré les difficultés, la plupart du temps en tant qu'indépendants. Certains bénéficiaient déjà d'une certaine notoriété avant leur exil et écrivaient sur leur pays pour des médias internationaux, une activité qu'ils ont pu poursuivre après leur fuite. Je travaille toujours dans les médias, mais je suis conducteur de camion et je livre les journaux Un journaliste exilé aux Pays-Bas D'autres s'efforcent d'informer leurs concitoyens restés dans leur pays, une tâche difficile en raison des défis financiers et de la pression des régimes autoritaires. C'est le cas de Fathi Osman, qui a fui l'Erythrée en 2012, un pays qui se trouve à la dernière place du classement de la liberté de la presse de Reporters sans Frontières. Séparé de sa famille durant deux ans, il a été contraint de mettre sa profession sur pause, un "exil douloureux" avant de pouvoir rejoindre la radio Erena, un média fondé à Paris par des journalistes érythréens en exil. Fathi Osman relève que nombre de ses anciens collègues n'ont pas pu poursuivre leur travail, notamment un ami journaliste exilé aux Pays-Bas: "Lorsque je lui ai demandé s'il travaillait encore dans les médias, il m'a répondu 'oui', mais quand je lui ai demandé s'il était journaliste, j'ai compris qu'il était conducteur de camion et qu'il livrait les journaux tous les matins. Il me dit: 'Si je ne le fais pas, personne ne lira les journaux, je ne suis donc pas éloigné du monde des médias.'" Une histoire à la fois drôle et tragique, conclut Fathi Osman. La situation des journalistes exilés est en effet souvent dramatique: ils et elles quittent leur lieu de naissance, de vie et de travail dans l'urgence et arrivent, traumatisés, dans un pays étranger. Ils n'ont aucun contact sur place, ne parlent pas la langue et font face à des défis financiers difficiles à surmonter. Contenu externe Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux. Plus d'info Des journalistes cantonnés à leur histoire personnelle Les journalistes exilés continuent généralement à travailler sur l’actualité de leur pays d'origine ou sur la thématique de l’asile, mais ils et elles sont souvent cantonnés à leur histoire, leur statut. Et certains le regrettent, à l'image de Solafa Magdy, qui a couvert la révolution égyptienne de 2011 et écrit sur les questions de droits humains. Emprisonnée pendant deux ans dans des conditions violentes et dégradantes, elle vit aujourd'hui en France. >> Un article d'Amnesty consacré à Solafa Magdy Notre travail ressemble à un travail d’espion. Vous devez créer un réseau de personnes à l'intérieur du pays Fathi Osman, journaliste qui a fui l'Erythrée Pour elle, exercer son métier est un défi: "J'ai besoin, en tant que journaliste ayant une expérience de plus de quinze ans, que l'on ne me traite plus comme une journaliste migrante, mais comme une journaliste qui a un savoir-faire, capable de réfléchir, d'innover, de réaliser des reportages et des investigations, et pas uniquement sur des sujets qui touchent à mon histoire personnelle", souligne-t-elle. Le classement 2024 de la liberté de la presse dans le monde, selon Reporters sans frontières. [RSF] >> Voir le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières Difficile d'obtenir des informations Mais concrètement comment ces journalistes obtiennent-ils des informations? Comment réussissent-ils à communiquer avec la population restée sur place, dans ces pays où la liberté d’expression est restreinte ou inexistante? "On utilise Signal, des messageries sécurisées et des VPN", relève le journaliste turc Yavuz Baydar. Fathi Osman voit lui son travail comme celui d'un espion: "Vous devez créer un réseau de personnes à l'intérieur du pays. Nous disons aux gens de ne pas nous appeler, de ne pas essayer de nous joindre, de ne pas parler de nous, pour leur sécurité. Nous sommes à l’extérieur du pays, nous sommes peut-être en sécurité, mais pas eux." J'ai été victime de harcèlement en ligne en 2014-2015. Et cela se poursuit au fil des ans Arzu Geybulla, journaliste qui a fui l'Azerbaïdjan "Lorsqu'on s’exile, on ne tombe pas du ciel", confie pour sa part la journaliste en exil azerbaïdjanaise Arzu Geybulla. "Nous avons vécu dans les pays que nous quittons. Sur place, nous avons constitué un réseau de ressources et de sources. Le fait de s’exiler ne signifie pas que l’on perd tout ce réseau." Une sécurité physique ou numérique pas toujours assurée Et leur sécurité n'est pas forcément assurée même après l'exil. Ils risquent toujours des agressions physiques, mais aussi une nouvelle forme de violence: la répression transnationale numérique. Aujourd'hui exilée à Istanbul, Arzu Geybulla cite la surveillance des appareils électroniques, le piratage des réseaux sociaux, des détectives qui enquêtent sur eux et leurs familles. "Cela peut aussi dire perpétuer des menaces numériques, comme du harcèlement en ligne ou du trolling. J'ai moi-même été victime de harcèlement en ligne en 2014-2015. Et cela se poursuit au fil des ans." En plus de ces risques, la plupart expriment leur préoccupation quant à la situation internationale. Yavuz Baydar, qui a fui la Turquie en 2016 après la tentative de coup d'Etat, s'inquiète de voir les régimes autoritaires faire pression sur les démocraties. Pour lui, les gouvernements démocratiquement élus, particulièrement en Europe, peinent à prendre des mesures pour soutenir le journalisme en exil. Et de s'expliquer: "Au cours du processus d'adhésion à l'Otan de la Suède et de la Finlande, le président turc Erdogan a demandé avec insistance l'extradition de plusieurs journalistes suédois vers la Turquie en échange d'un feu vert à l'adhésion de la Suède et de la Finlande. Cela ne s'est pas produit. Mais c'est révélateur de la façon dont les mentalités fonctionnent." >> Un article d'Arzu Geybulla sur la répression transnationale numérique fondée sur le genre. Ainsi, même loin de leurs pays d'origine, dans des nations supposées sûres, les journalistes en exil restent particulièrement vulnérables. >> Réécouter le sujet de Tout un monde sur le combat des journalistes africains contre la désinformation : AFP - Sia Kambou « Vérificateurs de faits », le combat de journalistes africains contre la désinformation / Tout un monde / 6 min. / le 27 décembre 2024 >> Lire aussi : Comment les journalistes africains tentent de combattre la désinformation Sujet radio: Mathilde Salamin Texte web: Frédéric Boillat