Eugène-François Vidocq, le détective français qui a inspiré le FBI et Scotland Yard

Temps de lecture: 5 minutes En juin 1845, la foule se pressait à Londres pour découvrir une étrange collection et espérer apercevoir son propriétaire. «Vidocq, chef de la police de sûreté de Paris, qu'il a créée et dirigée pendant vingt-neuf ans avec un succès extraordinaire», fanfaronnait la couverture du catalogue de l'exposition. Le bagnard devenu policier s'apprêtait à fêter son soixante-dixième anniversaire. Après avoir été contraint de démissionner des forces de police, Eugène-François Vidocq (1775-1857) s'était tour à tour réinventé en propriétaire d'une fabrique de papier infalsifiable (il détenait aussi un brevet pour une encre invisible), puis fondateur d'une célèbre agence de détectives privés. Mais ses méthodes critiquables et les détracteurs de l'ancien forçat ont signé l'arrêt de mort de chacune de ses aventures commerciales. Fauché, tombé en disgrâce en France, Vidocq cherchait un éditeur britannique prêt à publier la nouvelle salve de ses mémoires. À Londres, il avait espoir de renflouer ses finances grâce à la vente de certains objets exposés, un assortiment hétéroclite qui comprenait des peintures de batailles, ainsi que des milliers de fruits tropicaux factices. Abonnez-vous gratuitement à la newsletter de Slate ! Les articles sont sélectionnés pour vous, en fonction de vos centres d’intérêt, tous les jours dans votre boîte mail. Valider Mais le public était naturellement attiré par les déguisements portés «pour découvrir et arrêter les criminels», les «armes sanguinaires prises aux auteurs de crimes», ou encore des menottes, fers et bottes plombées dont il était connu pour s'être souvent libéré. Peu crédible, la légende qu'il avait lui-même pris soin d'écrire n'en constituait pas moins une formidable source d'inspiration littéraire pour Victor Hugo (qui prête certains traits de Vidocq à trois personnages centraux des Misérables, Jean Valjean, l'inspecteur Javert et monsieur Thénardier), Alexandre Dumas père (le policier Jackal dans Les Mohicans de Paris) ou Honoré de Balzac (le personnage de Vautrin dans La Comédie humaine). La «Vidocqmania» avait même gagné la scène littéraire anglo-saxonne, puisqu'il aurait inspiré Arthur Conan Doyle pour façonner son héros Sherlock Holmes et s'est même glissé dans les œuvres d'Edgar Allan Poe (le personnage du détective Auguste Dupin, notamment dans Double Assassinat dans la rue Morgue) ou même d'Herman Melville, qui cite Vidocq dans Moby Dick. Portrait d'Eugène Vidocq (1775-1857), aventurier et chef de la police de sûreté, lithographie du dessinateur français Achille Devéria, réalisée vers 1828 et conservée au musée Carnavalet de Paris. | Achille Devéria / Musée Carnavalet / domaine public / via Wikimedia Commons «Undercover» à Scotland Yard Au Royaume-Uni ou aux États-Unis, Eugène-François Vidocq n'a pas uniquement inspiré les romanciers. De l'autre côté de la Manche et de l'Atlantique, certains professionnels de l'application de la loi considèrent encore cette figure ambiguë comme le père de l'enquête criminelle moderne. Au-delà de ses frasques, les techniques et méthodes inédites du détective français ont fait des émules. Sa brigade de sûreté, future police nationale française, créée à Paris en 1812, était le premier bureau d'enquête criminelle composé d'agents sous couverture. Vidocq ne s'était pas contenté de leur apprendre l'art subtil de l'investigation et de l'undercover (ainsi qu'un sens de l'éthique parfois discutable), mais avait opéré une réforme profonde de l'institution. Il y avait imposé des registres avec un système de fiches et introduit la criminalistique en systématisant les études balistiques ou les prises d'empreintes digitales comme celle de chaussures. Une approche révolutionnaire dont le Home Secretary –le secrétaire d'État à l'Intérieur britannique– Robert Peel était admiratif. Le futur Premier ministre du Royaume-Uni (1841-1846) a fondé le Metropolitan Police Service de Londres, plus connue sous le nom de son quartier général Scotland Yard, en 1829. Pour assurer le succès de son entreprise, il a sollicité la collaboration de Vidocq dans la formation des policiers sous couverture de ce qui deviendrait le Criminal Investigation Department (CID). Mais la chance de Vidocq allait tourner court. En 1832, sous la pression des critiques qui exigeaient la transparence, la préfecture de police de Paris avait décidé de se défaire de ses employés au passé criminel. Réputé pour ses manières brutales, Vidocq était donc contraint à la démission. L'année suivante, il créait le «Bureau des renseignements pour le commerce». Cet ancêtre des agences de notation actuelles proposait des services de renseignement commercial: recouvrement de dettes, vérification de système de fichage mis au point par Vidocq à la Sûreté. Les entreprises abonnées pouvaient ainsi contrôler les antécédents de leurs partenaires ou clients. Dans son livre Les Agences de notation, l'économiste Norbert Gaillard précise que Vidocq était chargé de «détecter les entrepreneurs malhonnêtes et les entreprises à la solvabilité douteuse». Agent trouble Parallèlement, le Bureau des renseignements gérait de délicates affaires dites «confidentielles». Les enquêtes privées consistaient à réaliser des filatures de conjoints soupçonnés d'adultère, des recherches de disparus ou de la récupération de biens personnels, qui allaient de joyaux volés au cheval de course du maire de Rouen en passant par le cacatoès d'un médecin éploré. Ces affaires parfois délicates lui fournissaient, à l'occasion, matière à garantir sa liberté. Car s'il avait officiellement quitté la Sûreté, Eugène-François Vidocq restait en réalité une figure influente opérant dans les marges du pouvoir. En 1845, ce n'était pas simplement un vieillard nostalgique de ses exploits passés ou avide de reconnaissance qui débarquait à Londres, mais un homme en mission. Gravure représentant Eugène-François Vidocq, publiée dans un article consacré à un séjour du détective à Londres. The Illustrated London News, 29 mars 1845. | Artiste inconnu / The Illustrated London News / domaine public via Wikimedia Commons Le criminologue anglais Philip John Stead lui a consacré une biographie en 1953. Il y affirme que Vidocq a joué les agents doubles bien au-delà de ses 70 ans. Un an après l'exposition, il se rendait à Londres, cette fois pour rencontrer en secret Louis-Napoléon Bonaparte. Paranoïaque, celui-ci se cachait dans les caves d'un marchand de vin. Depuis plusieurs années déjà, Vidocq mettait ses compétences au service des partisans bonapartistes. Le spécialiste des évasions l'aurait même aidé, dit-on, à s'échapper de la forteresse de Ham, dans la Somme, en 1846. Vidocq a-t-il puisé dans sa collection pour fournir au futur Napoléon III le déguisement d'ouvrier qui lui a permis de filer à l'anglaise? En 1848, l'ancien policier n'a pas hésité à accepter une offre de mission émanant d'Alphonse de Lamartine, opposant politique de Louis-Napoléon Bonaparte. Le filou bien-aimé aux rocambolesques aventures ne s'embarrassait pas de scrupules partisans: il infiltrait en parallèle des cercles ouvriers pour y orienter les électeurs en faveur de Louis-Napoléon, tout en prétendant soutenir une conspiration orléaniste. Quand en 1849 il est emprisonné à la Conciergerie de Paris pour fraude, c'est en réalité pour y espionner quelques codétenus aux idées révolutionnaires et socialistes. Vidocq, le FBI et les cold cases En 1924, presqu'un siècle après la naissance de l'agence privée d'Eugène-François Vidocq et sur un autre continent, John Edgar Hoover prenait la tête du Bureau of Investigation. Grand admirateur de Vidocq, dont il a dévoré les romanesques mémoires, les techniques développées par le policier français ont inspiré le fonctionnaire états-unien: l'information, l'identification et le contrôle seraient les piliers de la modernisation de l'institution. J. Edgar Hoover y a imposé l'usage des empreintes digitales, centralisé les fichiers et créé des laboratoires scientifiques. Avec succès: en 1935, l'institution rebaptisée Federal Bureau of Investigation (FBI) est devenue une agence fédérale dotée de pouvoirs étendus. John Edgar Hoover, alors directeur du Bureau of Investigation, le 16 mai 1932. | Underwood & Underwood / Bibliothèque du Congrès des États-Unis via Wikimedia Commons Les motivations de J. Edgar Hoover n'étaient pas uniquement patriotiques. L'homme aux commandes du FBI, de 1924 jusqu'à sa mort en 1972, était obsédé par le pouvoir. Comme Vidocq, Hoover pratiquait une surveillance acharnée, constituant des dossiers secrets sur diverses personnalités politiques, y compris des présidents. Pendant près d'un demi-siècle, «J. Edgar» a agi dans l'ombre et usé de méthodes contestables, faisant primer l'efficacité sur la transparence. Comme Vidocq avant lui, le gardien de l'ordre se faisait aussi l'instrument de ses abus. Dans l'Amérique de Donald Trump, le FBI (l'institution comme son siège historique) ne bénéficie plus de la même aura. Vidocq s'en sort mieux: il y est encore célébré et sa mémoire honorée par le biais de la Vidocq Society. Ce cercle fermé n'accueille pas plus de quatre-vingt-deux membres, soit le nombre d'années vécues par la légendaire figure française qui en a inspiré la création en 1990 à Philadelphie (Pennsylvanie). Ils sont profilers (actifs ou retraités du FBI), enquêteurs criminels, psychologues, scientifiques ou médecins légistes. Une fois par mois, les membres de ce club se réunissent pour se pencher sur un cold case, comme celui du célèbre «Boy in the Box», l'affaire non résolue du meurtre de Joseph Augustus Zarelli, petit garçon de 4 ans retrouvé mort dans une boîte en carton en périphérie de Philadelphie en 1957.