Les lycées et collèges privés musulmans sont-ils discriminés par l’Etat, par rapport aux écoles juives et catholiques ?
«J’ai le sentiment d’un deux poids deux mesures assez choquant entre le sort de l’établissement Stanislas, pour lequel il y a des témoignages abondants de violences homophobes, de violences racistes, et dont le contrat d’association perdure et le sort du lycée Averroès de Lille », dont le contrat a été rompu par l’Etat, a argumenté début avril le député Paul Vannier, lors d’une audition de la commission d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires. Alors que le lycée musulman attend ce mardi la décision du tribunal administratif, auquel il demandait l’annulation de cette décision, 20 Minutes a tenté de rassembler ce que l’on sait sur les contrôles dans les établissements privés musulmans, catholiques et juifs, et leurs conséquences. Et pose la question d’une discrimination systémique entre les établissements musulmans, catholiques et juifs, dont certains éléments tendent à prouver qu’elle est validée par les plus hautes instances. Les établissements musulmans Les ruptures de contrat avec des établissements privés sont exceptionnelles, à tel point qu’entre 1991 et 2023, soit près de trente ans, aucun établissement privé n’avait vu le lien qui l’unissait à l’Etat - et la manne financière qui va avec - être délié. Mais en moins de deux ans, fin 2023 et début 2025, deux établissements privés ont perdu coup sur coup leur contrat. Deux établissements musulmans : le groupe scolaire Al-Kindi, près de Lyon, et le lycée Averroès de Lille. Malgré un taux de réussite au baccalauréat général de 100 % avec 65 % de mentions, la préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes Fabienne Buccio a annoncé le 10 janvier 2025 mettre fin au contrat du groupe scolaire Al-Kindi, mettant en avant des propos « contraires aux valeurs de la République » tenus par un enseignant, des livres du CDI de l’établissement dont les auteurs seraient « connus pour leur radicalité », un règlement « discriminant envers les filles » et enfin des manquements financiers. Le tribunal administratif de Lyon a rejeté le 12 mars la requête d’Al-Kindi, reprochant au groupe scolaire de n’avoir pas tenu de comptabilités distinctes entre les classes hors contrat et sous contrat, et pointant l’enseignement en terminale de la spécialité « histoire, géographie, géopolitique, science politique » pour lequel les conflits au Moyen-Orient ou la mémoire des génocides juifs et tsiganes “n’étaient pas ou insuffisamment traités”. Ces manquements ne risquaient pas de passer inaperçus. L’établissement scolaire a été la cible de nombreux contrôles : 9 du point de vue pédagogique depuis 2014, et des contrôles spécifiques commandés par la préfecture. Quand certains établissements comme Bétharram n’ont fait l’objet d’aucun contrôle pendant près de 30 ans. Auditionné le 9 avril dernier en commission d’enquête, Fabienne Buccio a d’ailleurs expliqué n’avoir jamais fait faire d’autre contrôle ailleurs sur d’autres établissements de son département. Le lycée Averroès de Lille, dont le contrat a été annulé en décembre 2023 par le préfet du Nord, a également été contrôlé à de très nombreuses reprises : 14 fois, dont un contrôle de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), exceptionnel, très rare et fouillé, en 2020, qui a fait un rapport favorable au lycée. Tous les établissements musulmans subiraient de multiples contrôles, selon Makhlouf Mamèche, directeur de l’association gestionnaire du lycée Averroès, et président de la Fédération Nationale de l’Enseignement privé Musulman. “Je ne connais pas un établissement musulman qui n’est pas contrôlé chaque année, sous contrat ou hors contrat. Les 120 établissements musulmans subissent chaque année un contrôle. On a des remontées tout le temps”, explique-t-il à 20 Minutes. Les établissements catholiques Par contraste, les établissements catholiques semblent faire l’objet de très peu de contrôles. Dans un rapport publié en 2023, la Cour des comptes estime que le contrôle pédagogique dans les établissements privés sous contrat, qui sont en très grande majorité des établissements catholiques, « est exercé de manière minimaliste » tandis que le contrôle administratif « n’est mobilisé que ponctuellement lorsqu’un problème est signalé » et le contrôle financier « n’est pas mis en œuvre ». Un cas emblématique est celui de Stanislas, à Paris. Malgré une plainte contre le collège pour discrimination homophobe et un rapport de l’Inspection générale de l’Education nationale qui fait état de « dérives » homophobes et sexistes et de pratiques non conformes avec la loi, comme des cours d’enseignement de la religion catholique obligatoires, le contrat d’association n’a pas été retiré. La directrice de l’enseignement scolaire, Caroline Pascal (qui a la plus haute fonction au sein de l’administration de l’Education nationale) a même défendu Stanislas sur France 2 en octobre 2024, un établissement qu’elle qualifie d’« exigeant » et « rigoureux » où « les élèves sont majoritairement contents de l’enseignement qu’ils reçoivent » avec des « parents qui adhèrent ». Elle a bien expliqué qu’un contrat d’association ne se rompait pas facilement : « Le bazooka qui consisterait à supprimer le contrat d’association, on ne le sort pas à la première alerte. L’alerte a été faite. On a demandé à l’établissement de se mettre en conformité avec le contrat d’association. S’il se met en conformité, les choses se passeront très bien. » Pareille possibilité de s’amender n’a pas été offerte à Averroès ou Al-Kindi. D’autres établissements catholiques ont connu des dérives sans voir leur contrat d’association rompu. Plus de 200 plaintes ont été déposées contre des responsables de Notre-Dame-de-Bétharram pour des faits d’agression sexuelle sur mineur et de viol sur mineur, sans conséquence pour l’établissement, qui fait valoir des pratiques anciennes. Un rapport d’inspection de l’Education nationale a pourtant fait état le 10 avril dernier de différents manquements, parmi lesquelles des lacunes dans les signalements en matière de protection de l’enfance, des « remarques blessantes » et moqueries de deux enseignants, des interdictions d’aller aux toilettes, un « nombre élevé de punitions scolaires et de sanctions disciplinaires » et des célébrations religieuses sur le temps scolaire. Ces points ont déclenché une inspection générale, mais n’ont pour l’instant pas abouti à la rupture du contrat avec l’établissement. La situation est peut-être encore plus alarmante au sein de l’Immaculée-Conception, un lycée catholique de Pau, où le catéchisme est obligatoire et les messes célébrées sur le temps des cours, et où des responsables tiennent des propos anti-avortement. Fin décembre 2020, 19 signalements pour atteintes à la laïcité ont été envoyés au rectorat, a révélé Libération. Là aussi, des ouvrages sexistes ont été trouvés sur place, à l’internat des filles, selon Libération. Le chef d’établissement a été suspendu, mais le contrat n’a pas été rompu. Plus généralement, les « manquements » pointés pour les établissements musulmans semblent être complètement ignorés s’agissant des établissements catholiques. Certains livres présents dans les bibliothèques d’Al-Kindi et d’Averroès sont accusés de promouvoir « une application rigoureuse de la Charia », de légitimer les violences conjugales, la polygamie ou encore la pédocriminalité. Pourtant, dans tous les CDI des établissements catholiques, et même dans toutes les bibliothèques de France, un livre bien connu comporte des passages incitant à la violence et homophobes : la Bible, dont certains textes légitiment la peine de mort pour les couples homosexuels ou la soumission des femmes, sans que ces établissements ne soient incriminés pour abriter l’ouvrage. La présence d’un livre avec des passages problématiques suffit-elle pour faire fermer un établissement ? Le rapporteur public a lui-même reconnu, à l’audience du 18 mars dernier, concernant Averroès, qu’il n’existait dans la procédure « aucun élément probant » prouvant l’utilisation d’ouvrages contraires aux valeurs de la République, et il a préconisé de rétablir le contrat entre l’Etat et le lycée musulman. Les établissements juifs S’agissant des établissements juifs, les contrôles sont selon toute vraisemblance plus rares encore, et les manquements étaient massifs, au moins jusqu’à une certaine période. Selon la chercheuse Martine Cohen, qui a effectué une recherche sociologique sur les écoles juives en 2011, près de 90 % des établissements juifs ne respectaient alors pas la règle de non-discrimination des enfants selon la religion, imposée par le contrat d’association. Ces établissements demandaient l’acte de mariage religieux des parents (qui vaut preuve de judéité de la mère) hors du cadre officiel de l’inscription. Les recherches de Martine Cohen montraient aussi que de nombreux établissements refusaient la mixité en classe dès le cours préparatoire, que les jeunes filles étaient astreintes à une tenue vestimentaire distincte et que le port de la kippa était obligatoire pour tout le monde. Pire, le ministère aurait fait interdire au début des années 2000 toute forme d’inspection dans les écoles juives, selon Bernard Toulemonde, ancien directeur de l’enseignement scolaire, qui s’occupait alors de l’enseignement privé au sein de l’inspection générale. Selon lui, ces contrôles ne seraient pas plus poussés à l’heure actuelle. « Il n’y a pas de contrôle administratif des établissements juifs comme il n’y en a pas d’ailleurs dans les établissements catholiques sauf exceptionnellement », confie-t-il à 20 Minutes. Contacté par nos soins, l’ancien directeur de l’action scolaire du Fonds Social Juif Unifié (FSJU), qui s’occupe de tous les établissements sous contrat et hors contrat juifs, confirme n’avoir pas eu connaissance pendant ses 30 ans de carrière d’une inspection administrative, menée par l’inspection générale, du type de celle qu’a connu Averroès, pour un établissement juif. Mais Patrick Petit-Ohayon récuse toutefois l’absence de contrôle. Selon lui, « il y a bien eu tous les ans des contrôles pédagogiques » dans les établissements juifs. Ces contrôles qui n’étaient alors selon lui que pédagogiques se sont ensuite renforcés avec la loi Gatel de 2018 sur le contrôle des établissements hors contrat, puisque la moitié des établissements sous contrat présentent des classes hors contrat. « De fait, de nombreux établissements sous contrat ont alors subi des contrôles », explique-t-il. Patrick Petit-Ohayon ajoute par ailleurs que les recherches de Martine Cohen l’ont précisément conduit à faire passer des consignes demandant d’arrêter la pratique sur les actes de mariage. Mais l’ex-directeur du FSJU n’est pas en mesure de dire si tous les établissements sont actuellement en règle. « Pour moi normalement il n’y en a plus, mais nous n’avons pas vocation à contrôler chaque chose », explique-t-il. Pour Bernard Toulemonde, le « deux poids deux mesures » entre les établissements musulmans d’un côté, et juif et catholique de l’autre, apparaît clair. Cette forme de discrimination qui semble quasiment organisée au plus haut sommet de l’Etat désespère les établissements musulmans, qui ne demandent même plus de contrats d’association avec l’Etat, révèle Makhlouf Mamèche. « On fait une réunion chaque année pour présenter les demandes sous contrat. Normalement, il y a une dizaine de demandes chaque année. Cette année, je n’ai eu que deux ou trois demandes ». Et le responsable de conclure : « Les établissements sont déçus et convaincus que l’enseignement musulman n’a pas sa place du tout en France. »