La France doit-elle rembourser Haïti, qui a dû payer (cher) pour son indépendance ?
C’est un bicentenaire dont la France se serait bien passée. Il y a deux cents ans jour pour jour, le 17 avril 1825, la France imposait à Haïti le paiement d’une indemnité en échange de la reconnaissance de son indépendance, prononcée le 1er janvier 1804. Une somme colossale que l’ancienne colonie française a payée en intégralité, au prix de son développement et d’un endettement auprès de la France jusque dans les années 1950. Alors que cette mesure est aujourd’hui considérée comme une « rançon », la question de sa restitution a émergé dans les années 2000, soulevant une question épineuse : la France doit-elle rembourser Haïti ? Le principal argument avancé par les soutiens de cette mesure est son montant exorbitant, fixé dans l’ordonnance du 17 avril 2025 par Charles X à 150 millions de francs. Imposée en réparation des pertes des anciens colons, chassés de Haïti après la révolution des esclaves et la proclamation de l’indépendance, cette indemnité pèse très lourd sur l’économie du pays, qui repose principalement sur les maigres revenus des plantations issues de l’économie coloniale. Face aux difficultés de paiement, l’Etat haïtien est en plus contraint de contracter des prêts auprès des banques françaises, ce qui aggrave sa situation économique et alourdit la charge de l’indemnité : on parle alors de « double dette » de Haïti. Un développement fortement entravé Le paiement de l’indemnité, bien qu’allégée à 90 millions de francs en 1838, est soldé en 1888, 1947 si on prend en compte les prêts contractés pour faire face aux difficultés économiques. Au total, Haïti aura payé un montant estimé à 112 millions de francs pour son indépendance, l’équivalent de 560 millions de dollars (environ 492 millions d’euros) aujourd’hui d’après les calculs du New York Times. Une somme qui, si elle avait été injectée dans l’économie haïtienne, aurait rapporté entre 21 et 115 milliards de dollars sur deux siècles, d’après le quotidien américain. Considérée à l’époque comme la « colonie la plus riche du monde », Haïti est aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres au monde, d’après la Banque mondiale. Une situation à laquelle l’indemnité a fortement contribué : si d’autres facteurs historiques ont leur part de responsabilité, « cette dette a étouffé Haïti et a empêché la jeune république de se développer, à un moment elle aurait eu la capacité de le faire », indique Mathilde Ackermann-Koenigs, doctorante en histoire au Centre de recherche sur les esclavages et les post-esclavages du CNRS. Des demandes de réparation régulières Ce poids économique représente une « spirale de dépendance néocoloniale dont le pays ne parviendra jamais à s’extraire » d’après la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), autrice d’une note sur le sujet en mars 2025. Si « des voix s’élèvent déjà, parmi les intellectuels haïtiens, contre ce paiement d’indemnité dès le moment où les premiers bateaux remplis d’or repartent en France », explique la chercheuse en histoire, les premières demandes de remboursement de la somme payée par Haïti émergent dans les années 2000. En 2003, le président haïtien de l’époque, Jean-Bertrand Aristide, adresse à la France une demande de restitution de l’indemnité, qu’il a estimée à 21,7 milliards de dollars. Régulièrement portée par des organisations régionales comme la Communauté des Caraïbes et par l’ONU, cette réclamation a été récemment réitérée par Leslie Voltaire, alors président du Conseil présidentiel de transition haïtien, dans une allocution le 1er janvier dernier. « Un travail de justice mémorielle » Des demandes « pas réalistes » pour Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. « On ne peut pas raisonner en termes monétaires deux cents ans après. A l’échelle mondiale, c’est la question des réparations du drame que l’esclavage et la colonisation ont pu produire qui se pose », estime l’ancien Premier ministre, principalement « en termes de nouvel équilibre dans la relation entre les colonisateurs et les anciennes colonies ». Pour le président de la FME, ce nouvel équilibre « peut passer par des programmes de développement, des programmes de lutte contre le réchauffement climatique, des programmes éducatifs », ainsi que par « un travail de mémoire et de justice mémorielle ». Dans de sens, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage entend mener une « lutte contre l’ignorance » sur l’indemnité payée par Haïti, « totalement méconnue en France ». Evoquant une « forme de réparation morale et de justice à établir », Jean-Marc Ayrault annonce « attendre une déclaration du président de la République, [ce jeudi] ». Une prise de parole envisagée comme « le point de démarrage de nouvelles relations entre la France et Haïti ». Et l’Etat français ? Des annonces sur la question mémorielle et sur « des initiatives communes mémorielles, culturelles, économiques et éducatives » de la France sont en effet attendues ce jeudi. En janvier, après leur rencontre à l’Elysée, Leslie Voltaire avait affirmé qu’Emmanuel Macron lui avait évoqué le principe d’une « restitution », que la présidence française n’avait pas mentionnée dans son compte rendu des discussions. Sans apporter de réponse sur la question d’un éventuel remboursement de l’indemnité à Haïti, une source diplomatique indique à 20 Minutes que « la France soutient et encourage les efforts des chercheurs […] en vue d’approfondir la connaissance sur la guerre d’indépendance haïtienne ainsi que sur les relations entre la France et Haïti depuis 1804 », y compris « la question de l’indemnité ». Présentant l’Etat français comme « pleinement solidaire de Haïti », cette source fait valoir les politiques d’aide envers Haïti, évoquant « environ 40 millions d’euros » de dons versés à l’île en 2024 tous secteurs confondus. A voir, désormais, si l’Etat fera un pas de plus vers la « réparation » envers son ancienne colonie ce jeudi.