Il y a des textes qui s’inscrivent dans la routine parlementaire. Et puis il y a ceux qu’on voit revenir trop vite. Trop vite pour être débattus avec la lenteur et la prudence qu’ils méritent. Trop vite pour des réalités qui ne laissent personne intact : le soin, la fin de vie, la mort. Cette proposition de loi relative à l’aide à mourir arrive avec ses précautions, son encadrement, son vocabulaire choisi. Mais derrière ce calme apparent, elle nous place face à une responsabilité plus lourde : celle de décider, collectivement, jusqu’où nous sommes prêts à aller. Ce texte n’est pas une surprise. Il avait déjà été longuement débattu avant la dissolution de juin 2024. Il revient si vite par une volonté politique, un empressement qui détonne avec la gravité du sujet. Pourtant, cette précipitation tranche avec les divisions internes au sein même du gouvernement. D’un côté, Catherine Vautrin, ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles, plaide pour un texte unique, selon elle plus cohérent dans sa manière de forcer le législateur à voter le texte dans son ensemble et non pour des parties. De l’autre, Yannick Neuder, ministre de la Santé et de l’Accès aux soins, médecin cardiologue, n’a cessé de critiquer la méthode, sur la forme comme sur le fond, évoquant dès 2024 un débat mené « à l’aveugle » et rappelant que si les soins palliatifs étaient accessibles à tous, partout, les demandes de mort resteraient probablement marginales. Le clivage dépasse même les ministères concernés. Gérald Darmanin, garde des Sceaux, favorable à l’aide à mourir, a reconnu un désaccord « assez profond » avec Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, farouchement opposé au texte. Tandis que le premier appelle à un débat apaisé, le second dénonce un texte d’abandon, tellement permissif qu’il « sera plus facile de demander la mort que d’obtenir des soins ». Ce retour accéléré du texte dissimule mal les désaccords profonds qu’il suscite, y compris chez ceux chargés de le défendre. Le procédé utilisé est habile : séparer artificiellement la partie relative aux soins palliatifs de celle sur l’aide à mourir, c’est-à-dire la possibilité de se suicider avec assistance ou d’être euthanasié. Mais cette séparation ne trompe personne. Le premier texte prépare le second. Le premier permet le second. Le premier justifie le second, tout du moins dans l’esprit de ses partisans. Il redéfinit déjà, dans les faits, ce qui relève du soin, et ce qui relève du geste létal, c’est-à-dire de provoquer la mort délibérément et intentionnellement. Un glissement subtil, mais préparé de longue date. Alors oui, il faut parler de ce sujet sensible, profond et lourd de conséquences. Mais sans l’enrober. Sans se cacher derrière les mots rassurants de la compassion. Parce qu’il s’agit moins ici d’un droit nouveau que d’un changement de société ; discret, profond, aux conséquences incalculables, inéluctables, irréversibles. Le droit français a toujours refusé de confondre le devoir de soigner et le fait de provoquer la mort. Les lois Leonetti puis Claeys-Leonetti avaient maintenu une ligne rouge fondamentale : permettre de ne pas souffrir, sans jamais provoquer intentionnellement la mort. Cette proposition de loi franchit ce seuil. Elle transforme le soin en acte terminal. Non plus accompagner jusqu’à ce que la mort advienne, mais organiser, sous conditions, l’accès à une substance létale. Ce n’est plus la mort qui survient : c’est un acte qui la provoque. Et cela ne se dit pas clairement. Cela s’enrobe. Le vocabulaire est stratégique. Il parle d’« aide », de « dignité », de « dernier recours ». Mais en réalité, ce que nous installons ici, c’est une procédure létale intégrée dans l’espace médical. Une euthanasie ou un suicide assisté. On évoque l’autonomie, bien sûr. Le choix individuel, la liberté ultime. Pourtant, les patients en fin de vie n’ont qu’une seule volonté : l’ultime secours plutôt que l’ultime recours, les soins palliatifs plutôt que la mort organisée. Mais quel est ce choix lorsqu’il se déploie dans un vide ? Quel est ce consentement dans une société où 20 départements n’ont aucune unité de soins palliatifs, où 60 % des personnes en fin de vie n’ont pas accès à un accompagnement adapté, où l’isolement, la douleur et la précarité influent naturellement et silencieusement sur les décisions ? On n’est pas libre de vouloir mourir quand on n’a plus les moyens de continuer à vivre. Ce que cette loi appelle autonomie n’est trop souvent que le nom poli d’un abandon. Une manière de rendre légitime ce que la société n’a pas su rendre vivable. Nous avons hésité. Nous avons lu. Nous avons écouté et échangé. Et comme beaucoup, nous avons été troublés par certaines situations. Mais au fil du travail parlementaire, des auditions, des textes, nous avons compris une chose simple et grave : ce que l’on nous demande d’entériner, ce n’est pas une liberté : c’est une limite. Et dans ce silence organisé, c’est tout le système de soin qui vacille. On prétend soulager, on institutionnalise l’absence. Car cette loi arrive dans un contexte où l’hôpital est exsangue, les soignants à bout, les structures saturées. On connaît le diagnostic. Ce que l’on dit moins, c’est que le texte s’inscrit dans une logique d’allègement. Allègement de la douleur et prise en charge de la souffrance, bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, allègement des charges collectives, des obligations de présence, de financement, de durée. Il est plus simple de permettre de mourir que de garantir le droit à être accompagné. Et c’est là que le texte devient ambigu : il cesse d’être une loi d’émancipation. Il devient une loi d’ajustement. Derrière l’idée de « nouveau droit », il y a une gestion. Derrière l’émotion, une rationalisation. La proposition de loi ne fait pas qu’encadrer une exception : elle institue une option, une modalité de fin. Une sortie discrète, bien rangée, validée par le droit. Et ce que l’État garantit alors, ce n’est plus l’accès au soin. C’est le basculement de l’État social vers un État gestionnaire. Un État qui ne protège plus, mais qui régule. Qui ne soutient plus jusqu’au bout, mais qui administre la sortie. C’est exactement ce que Foucault appelait la logique biopolitique : gérer les vivants, organiser leur disparition. Selon la Cour des comptes, le nombre de personnes ayant besoin d’une prise en charge palliative atteindra 440 000 d’ici 2035, soit une augmentation de 15 % en une décennie. Or l’offre actuelle est déjà saturée, sous-financée, inégalement répartie. Ce que l’on n’investit pas aujourd’hui dans le soin, on le reporte, parfois en le raccourcissant. Et pendant ce temps, les soignants ? Ils seront en première ligne. Ils devront expliquer, encadrer, parfois administrer. Le geste de soin se transforme. Ce n’est plus un lien, c’est une procédure. On médicalise la mort, mais on déshumanise ceux qui la rendent possible. Dans ce dispositif, le soignant devient opérateur. Il n’est plus le garant du lien, mais le maillon d’un processus. C’est une forme de dépossession. Une violence sourde. À l’hôpital, à peine 10 % des infirmiers et aides-soignants ont reçu une formation aux soins palliatifs. Parmi les médecins généralistes, seuls 2,6 % ont été formés à la prise en charge de la fin de vie depuis 2005. Et pourtant, ce sont eux qu’on attendra au chevet des patients, demain, pour expliquer, encadrer, accompagner la demande d’un geste létal. Un effacement progressif de ce qui faisait la noblesse de leur métier : accompagner, soulager, être là, finalement secourir la personne humaine. Enfin, il faut nommer ce que cette loi installe, même en creux : une hiérarchie des vies soutenables. Quand certains profils, très malades, très âgés, très seuls, deviennent éligibles à une procédure létale, c’est toute la société qui reçoit un message : il existe des situations où continuer à vivre n’a plus de sens. Et pourtant, la vie humaine ne perd jamais sa dignité, et ce, jusqu’à sa fin. Ce message du sens de la vie en fin de vie est d’autant plus dangereux qu’il est rentable. Les derniers mois de vie sont les plus coûteux du parcours médical. Cela aussi, tout le monde le sait. Mais personne ne le dit. Et lorsque la mort devient un « choix », dans un système épuisé, elle devient aussi une forme d’allègement économique. En refusant d’assumer l’échec du soin, on lui invente une sortie élégante : l’aide à mourir, une formule qui travestit la réalité, car la véritable aide vers la mort, dans l’accompagnement médical, social et humain, ce sont les soins palliatifs. Refuser cette loi, ce n’est pas faire preuve de dureté. C’est dire que le soin mérite mieux que le retrait. Que la souffrance exige autre chose qu’une injection létale. C’est rappeler que la liberté ne peut s’exercer dans le vide, et que la fin de vie n’est pas un secteur à optimiser. Ce que nous devons bâtir, c’est une culture de la présence. Des soins palliatifs accessibles. Des unités formées, financées, humaines. Une attention à ceux qui accompagnent. Du temps, du sens, des bras, des mots. En 2021, seuls 2 % des patients sont décédés dans une unité de soins palliatifs. La majorité est morte à l’hôpital, en EHPAD ou à domicile, souvent sans accompagnement spécifique. Le soin ultime reste l’exception. Et dans ces conditions, parler d’« alternative » euthanasique n’est pas un progrès, c’est une capitulation. La perfection n’est pas dans l’Homme, mais elle réside parfois dans ses intentions. Nous sommes appelés à voter sur la possibilité de provoquer la mort. Ce n’est pas anodin. Ce n’est pas neutre. Nous assumons de dire non. Non pas à ceux qui souffrent, mais aux politiques qui n’ont pas fait tout ce qu’il fallait pour que leur souffrance soit encore supportable. Ce débat ne laisse personne indemne. Il nous oblige à affronter ce que nous redoutons tous : la douleur, la solitude, la fin. Mais justement parce qu’il touche à l’essentiel, il mérite d’être tenu sans faux-semblant, sans langue tiède. Parce qu’au fond, ce texte ne nous dit pas seulement quand ou comment mourir. Il nous dit ce que nous sommes prêts à abandonner. Et ce que nous devons à tout prix préserver : notre humanité. « Lorsqu’un patient souffre trop, c’est la douleur qui doit disparaître, pas la vie.