Plus encore que la petite souris, le monstre sous le lit ou la porte entrouverte pour ne pas dormir dans le noir, il y a une chose qui a disparu depuis nos nuits d’enfance : le traversin. Alors que le sommeil semblait impossible s’il n’y avait pas un double porte-tête oreiller/traversin, ce dernier a soudainement quitté nos vies - et nos cervicales - passées les années 2000. Mais comment le XXIe siècle a-t-il eu la peau du traversin ? François Levêque, professeur d’économie à Mines Tech, a sa petite théorie ; « L’individualisme a gagné la couette, et chacun veut faire ce qu’il veut. Aujourd’hui, chaque partenaire du lit à son propre oreiller, parfois très différent, voire chacun sa propre couette séparée, ou même des lits jumeaux collés. » Le traversin, qui occupe un même lit, serait devenu quelque peu anachronique, obligeant deux personnes à s’entendre. S’entendre ? Et puis quoi encore ? Taille du lit et dos de roi L’objet a surtout totalement perdu sa fonction initiale, quand il était la star des nuitées de la noblesse. « Les lits étaient beaucoup plus courts qu’aujourd’hui à l’époque royale. On dormait plutôt assis, et le traversin servait alors à maintenir le dos », rappelle de son côté Dominique Desjeux, anthropologue de la consommation. Passé cette époque, il gagne alors une fonction esthétique. Et l’évolution de la taille du lit est une source d’explication de sa disparition. En France, les sommiers sont de plus en plus imposants : leur largeur moyenne est passée en quelques décennies de 140 centimètres à 160, puis 180. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des 200, voire des 220 centimètres. Des espaces infinis sur lequel « un traversin inadapté ou trop petit peut vite paraître laid, là où un oreiller, quelle que soit sa taille, fera toujours l’affaire », poursuit Dominique Desjeux. L’oreiller l'a-t-il ringardisé Voici donc le probable vrai responsable de cette disparition : l’oreiller. « C’est lui qui a désormais la fonction esthétique. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des lits pleins d’oreiller pour les ''remplir'' visuellement, même s’ils ne servent pas pour dormir », prolonge l’anthropologue. Bruno Savarino, PDG dans l’enseigne spécialisé Dodo, parle même d’une oreiller-mania : « Il y a une explosion des ventes depuis quelques années, à tel point qu’on se demandait ce que le consommateur en faisait », sourit-il. + 10 % par an depuis le Covid-19. « Il y a eu une bien plus grande attention accordée aux pièces de la maison, et notamment à la literie ». Une hausse massive des matelas a également été observée. Frémissement sous la couette Oreiller à mémoire de forme, oreillers pour les cervicales, oreiller haut de gamme… Il est devenu toutes options, et tout terrain. « C’est désormais lui qui a l’aspect gadget que pouvait avoir le traversin », poursuit Dominique Desjeux. François Levêque abonde : « Avec l’attention croissante portée à la qualité du sommeil et au bien-être, la matière un peu rêche et dure du traversin peut déplaire. » Enterré ? Pas si vite. Chez Dodo, on remarque un frémissement. Sans faire des mille et des cents - environ 5 % du chiffre d’affaires -, le traversin redémarre. « L’oreiller est un marché en saturation : 99 % des foyers en sont équipés et les ménages se tournent désormais vers d’autres accessoires pour leur literie », plaide Bruno Savarino. A son tour, le traversin se customise, monte en gamme et en option. « Notre but, c’est de ne plus en faire le parent pauvre du lit ». Autre objectif, casser son plafond de verre géographique. C’est l’autre biais du traversin - « il est assez présent dans le Sud, mais à partir de Lyon et au-dessus, il se fait plus rare. Il est très géographiquement marqué, là où l’oreiller est universel. » C’était peut-être là, la pièce manquante pour comprendre la disparition de l’objet : il est toujours dans le lit, c’est juste qu’on est monté sur Paris (désolé pour toute cette enquête, du coup).