La rencontre de tous les dangers. Les 24 et 25 juin prochains, les 32 membres de l’Otan se retrouveront à La Haye pour un sommet qui s’annonce périlleux. A ce stade, personne ne sait en effet si Donald Trump y assistera, ni quelles seront ses intentions : rester dans l’Alliance atlantique, la vider de sa substance, la quitter… Autant de questions existentielles qui plongent les Européens dans un abîme de réflexion. Que feront-ils si l’allié américain les abandonne en rase campagne ? Lors d’un déjeuner avec des leaders européens, en février dernier, Mark Rutte, le nouveau secrétaire général de l’Otan, a fourni un élément de réponse, selon la presse britannique : les Occidentaux doivent, dit-il, coopérer davantage avec la Turquie, membre, comme eux, de l’Otan. L’ex-Premier ministre néerlandais n’est pas le seul à le dire. "La Turquie, qui possède la deuxième armée de l’Alliance et a l’expérience du feu par ses engagements en Irak et en Syrie [contre la guérilla kurde du PKK] est un acteur incontournable", estime l’universitaire turc Erhan Kelesoglu. "Il est impossible de penser une défense du continent européen qui se limite aux membres de l’UE, sans y inclure le Royaume-Uni et la Turquie", renchérit Sinan Ulgen, ancien diplomate turc et membre du think tank Carnegie Europe. De fait, Ankara a été convié le 2 mars au sommet de Londres, à la demande de Londres et de Paris. Il y était représenté par son influent ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, ancien chef des services secrets turcs, que le président Recep Tayyip Erdogan surnomme "ma boîte à secrets" et qui pourrait, un jour, succéder au "reis". Celui-ci est d’ailleurs très favorable à un rapprochement avec l’UE : "L’Europe a besoin de notre pays, notamment dans le domaine de la sécurité", a déclaré, le 24 mars, le président islamo-nationaliste turc, au sortir d’une réunion de son cabinet. Capacités industrielles militaires Forte de sa puissance militaire, la Turquie occupe en effet une place importante dans l’Otan. Et elle sait user de son influence, par exemple, en mars dernier, lorsqu’elle s’est opposée à la participation d’Israël aux exercices militaires qui se dérouleront en Bulgarie en septembre prochain. Face aux inquiétudes européennes, Ankara entend se positionner comme un acteur clé dans la future architecture de défense du continent. Une coopération qui pourrait aller loin – y compris dans des projets industriels. Les embargos internationaux décrétés contre la Turquie pour son invasion, en 1974, du nord de l’île chypriote (où les troupes turques sont toujours présentes) et des zones kurdes de Syrie l’ont poussée à développer ses propres capacités industrielles militaires. Son plus grand succès ? Le développement des drones de combat, produits par l’entreprise Baykar, propriété de Selçuk Bayraktar, gendre du président, lui aussi considéré comme un potentiel dauphin. En décembre, Baykar a acquis, pour une somme qui n’a pas été dévoilée, le constructeur aéronautique italien Piaggio Aerospace. Il vient également d’annoncer un partenariat avec le deuxième groupe industriel italien, Leonardo, spécialisé notamment dans l’armement. "Ankara a aussi noué une coopération industrielle importante avec l’Espagne, qui porte sur des navires de guerre et un prototype d’avion de combat, Hürjet", souligne Erhan Kelesoglu. Rapports tendus avec Paris Si la Turquie a de bonnes relations avec de nombreux Etats-membres, ses relations sont toutefois très tendues avec Chypre, dont elle occupe une partie du territoire, et la Grèce, avec des tensions épisodiques sur le contrôle des eaux en Méditerranée orientale. Les rapports avec Paris, qui se trouve au cœur du projet de défense européenne, ont aussi été compliqués ces dernières années en raison du soutien français aux forces kurdes syriennes, affiliées au PKK, qui ont vaincu l’Etat islamique, mais contre lesquelles la Turquie déploie des armées de mercenaires syriens. En janvier dernier, Hakan Fidan avait d’ailleurs qualifié la France et d’autres Etats de "petits pays à la traîne des Américains". "Nous ne les prenons pas au sérieux […]. Nous verrons s’ils sont capables de mener des opérations seuls si les Américains quittent le terrain", avait-il persiflé. Mais l’accord signé le 10 mars entre les Kurdes et le nouveau pouvoir islamiste de Damas (soutenu par Ankara) avec le soutien de la France pourrait permettre de désamorcer cette source de conflits. La politique étrangère turque en Afrique est aussi une source d’inquiétude pour la France. Ankara prend de plus en plus ses marques sur le continent, au détriment de Paris, qui y voit son influence dégringoler. Symboliquement, c’est aux forces turques que le régime tchadien de Mahamat Idriss Déby a confié en février la base militaire d’Abéché, dont il venait demander le départ des troupes françaises. De même, le gendre d’Erdogan Selçuk Bayraktar a vendu des drones aux juntes malienne et nigérienne, qui ont rompu avec pertes et fracas leurs accords militaires avec la France en 2022 et 2023. Elles sont accusées d’en faire un usage peu regardant parmi les populations civiles. "La France doit accepter la nouvelle donne de la présence turque en Afrique et s’interroger sur des modalités de coopération, argumente Sinan Ulgen. Après tout, ne vaut-il pas mieux pour l’Europe qu’Ankara se développe en Afrique plutôt que Pékin ou Moscou ?" LIRE AUSSI : Turquie : comment Recep Tayyip Erdogan entend rester au pouvoir Pour faire office de partenaire fiable aux yeux des Vingt-Sept, la Turquie pourrait d’ailleurs être obligée d’amender sa "politique d’équilibre" entre Moscou et Kiev, qu’elle mène depuis le début de l’invasion russe. Depuis l’invasion de la Crimée, en 2014, Ankara a affirmé son opposition à tout changement de frontières et fourni du matériel militaire à Kiev, tout en veillant à ne pas mécontenter Moscou. Le régime turc a ainsi servi de plateforme pour permettre à la Russie de contourner les sanctions occidentales. Du reste, la Turquie est très dépendante de la Russie dans les secteurs de l’énergie et du tourisme, mais aussi en Syrie, dans le Caucase et jusqu’en Libye, autant de dossiers sur lesquels les deux pays dialoguent, bien que soutenant des camps opposés. Erdogan l’équilibriste Pour autant, la Turquie n’a pas intérêt à voir la Russie s’emparer des ports ukrainiens et renverser l’équilibre stratégique en mer Noire. "Les Européens, de leur côté, ne peuvent pas rationnellement compter sur la Roumanie et la Bulgarie pour maintenir leurs intérêts en mer Noire, sans la Turquie, qui possède une flotte conséquente et contrôle les détroits du Bosphore et des Dardanelles", rappelle Erhan Kelesoglu. Le rusé Erdogan, si habile à composer avec les deux camps, va-t-il pouvoir garder sa position d’équilibriste ? Rien n’est moins sûr, répond l’ancien diplomate turc Sinan Ulgen : "La Turquie va devoir prendre position plus clairement face à Moscou si elle veut s’inscrire dans la nouvelle architecture de défense européenne qui identifie Moscou comme la principale menace." Mais, si un rapprochement avec l’Europe pourrait avoir lieu dans les domaines militaires et économiques, l’horizon d’une intégration de la Turquie à l’UE semble en revanche bien lointain. Les négociations d’adhésion sont au point mort depuis des années en raison des inquiétudes européennes sur la situation des droits de l’homme en Turquie. Le nouveau virage autoritaire pris par le pouvoir, avec l’arrestation, puis l’emprisonnement du maire d’Istanbul et principal rival d’Erdogan, Ekrem Imamoglu, a entraîné d’immenses manifestations en Turquie. Une situation qualifiée par la France "d’atteinte grave à la démocratie", alors que la diplomatie allemande soulignait que "la place des opposants n’est pas dans les tribunaux ou en prison". Quant aux institutions bruxelloises, elles se sont contentées d’encourager la Turquie à "maintenir les valeurs démocratiques". Des déclarations qui n’ont pas convaincu Ozgür Ozel, le leader du CHP, le principal parti d’opposition. "L’Europe a déjà fait des marchandages avec Erdogan pour qu’il garde les migrants. Elle ne doit pas, au nom des inquiétudes sur sa sécurité, sacrifier la démocratie turque", a mis en garde l’opposant.